La durée de détention moyenne des actions cotées à la Bourse de New York était de deux ans dans les années spéculatives 1920-1930, de six ans entre 1945-1975, pour retomber à deux ans entre 1980-2000 et à onze mois aujourd’hui. Si on tient compte du trading haute fréquence, soit désormais 60% des transactions qui sont effectuées toutes les nanosecondes (ou milliardièmes de seconde), la durée de détention des actions est de… 22 secondes en moyenne. D’où une dangereuse hypertension sur les entreprises.

 

Dans l’esprit de la loi, les actionnaires sont légitimes parce qu’ils s’engagent pour un projet économique qui exige du temps. L’article 1832 du Code Civil stipule qu’une société juridique « est instituée par deux ou plusieurs personnes qui conviennent par un contrat d’affecter à une entreprise commune des biens ou leur industrie en vue de partager le bénéfice ou de profiter de l’économie qui pourra en résulter ». Difficile de soutenir cette fiction quand l’engagement moyen dure moins d’un an, voire 22 secondes… Le rythme des échanges de titres menace la justification de l’actionnariat et la santé des entreprises.

En réponse, plusieurs traitements sont proposés pour fortifier les actionnaires de long terme. On tente, d’un côté, de réguler les échanges automatisés d’actions, comme l’a fait l’Autorité des marchés financiers (AMF), en décembre 2015, quand elle a sanctionné la société de trading Virtu et Euronext pour manipulation de titres du CAC40.

Mais les faits remontaient à 2009, ce qui montre la complexité et la lenteur à établir le diagnostic. D’un autre côté, les actionnaires fidèles sont récompensés, comme par la loi Florange de 2014, qui accorde des droits de vote double à ceux qui conservent leurs actions (françaises) plus de deux ans.

Mais une intervention plus radicale sur la gouvernance elle-même devient nécessaire pour éviter la contamination de l’actionnariat ultracourt-termiste sur les stratégies des entreprises. Le droit des sociétés doit prendre en considération les excès de pouvoirs de certains détenteurs de titres et réexaminer le lien entre l’intérêt pour l’entreprise et le droit d’orienter sa stratégie. Plusieurs opérations juridiques sont suggérées.

Une réaction de défense

La première consiste à distinguer la fonction d’actionnaires de celle d’investisseurs pour leur accorder des droits différents. Les investisseurs détiennent des titres mais, du fait de leur stratégie financière, ils ne sont pas impliqués dans la réalisation du projet de l’entreprise et ne peuvent donc partager les prérogatives des actionnaires, supposés, eux, en être solidaires.

Cette distinction existe déjà dans le droit des sociétés en commandite par actions, qui différencie les associés commanditaires des commandités exerçant le pouvoir de gestion. Cette distinction pourrait être généralisée à d’autres formes de sociétés cotées.

Deuxième opération : greffer sur l’entreprise une nouvelle assemblée générale, créant ce qu’Isabelle Ferreras appelle le bicamérisme (Gouverner le capitalisme, PUF, 2012). L’entreprise serait soumise non seulement à l’assemblée générale des actionnaires, mais aussi à une assemblée représentant d’autres parties prenantes comme les salariés ou les clients. Double pouvoir qui réduirait celui des actionnaires.

Une troisième opération suggère d’inscrire dans les statuts des entreprises un objectif social définissant leur projet au même titre que la réalisation d’un profit économique. C’est ce que font les sociétés coopératives ou mutuelles. A partir d’expériences américaines, Kevin Levillain suggère d’étendre cette pratique aux entreprises cotées (Société à objet social étendu : un nouveau statut pour l’entreprise, thèse Mines ParisTech, 2015)

La remise en cause de la gouvernance actionnariale des entreprises est une réaction de défense contre les accès spéculatifs et les dérives qui mettent en danger la vie des entreprises. Ironiquement, l’ultracourt-termisme impose une révolution qui actualise la fameuse remarque de Lénine : « Les capitalistes travailleront avec peine à leur propre suicide. »

Pierre-Yves Gomez, emlyon business school

Pierre-Yves Gomez

Enseignant mais aussi chercheur, je travaille sur les questions de croyances en économie, sur la théorie des conventions, sur le modèle de René Girard. J’analyse la place et la responsabilité de l’entreprise dans la société. Je décortique les hypothèses anthropologiques sous-jacentes aux principes du management. Depuis le début des années 2010, j’étudie ce que signifie le travail vivant, comme ancrage de la « vraie vie » des « vrais gens » dans les entreprises, et plus largement dans la cité. Sujet qui unifie, finalement, ce que j’essaie de déchiffrer depuis toutes ces années : c’est dans l’expérience matérielle du travail, propre à chaque personne et en même temps commune à toutes, que se fonde une société, un destin commun dont l’entreprise est porteuse, souvent inconsciente, mais toujours efficiente.
Je suis également le fondateur et directeur de l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises (IFGE).

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Pour approfondir…

Cet article a également été publié dans Le Monde Economie, le 17 mars 2016.

Voir aussi les ouvrages cités dans l’article :

  • Segrestin, B., Levillain, K., Vernac, S., Hatchuel A. (2015). La « Société à Objet Social Étendu » : Un nouveau statut pour l’entreprise. Paris, Presses des Mines: 124p. ISBN : 978-2356712004.
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  • Ferreras, I. (2012). Gouverner le capitalisme? Pour le bicamérisme économique. Paris, Presses Universitaires de France – PUF: 336p. ISBN : 978-2130606741.
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