Selon une étude récente menée aux Etats-Unis, 19% des managers intermédiaires présentent des symptômes de dépression. En France, les candidats au management s’avèrent de plus en plus difficiles à trouver au sein des entreprises. Ras le bol, épuisement, manque de reconnaissance ? Pour Tessa Melkonian, si les entreprises sont les premières à pouvoir jouer un rôle dans le rétablissement de l’attractivité de la fonction managériale, les managers eux-mêmes doivent apprendre à se préserver pour assumer plus sereinement leur mission.

 

Le modèle managérial du 20e siècle est à bout de souffle, surtout en France [1] . Les patrons et managers sont stressés, les collaborateurs démotivés et désabusés. Une forme de désamour de la fonction managériale s’est installé : on ne prend plus un poste à responsabilité managériale parce qu’on en a envie mais, de plus en plus, parce qu’on n’a pas le choix et/ou parce que c’est nécessaire pour la carrière. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de retrouver la France en queue de peloton des pays européens en termes de qualité de la relation managériale et de niveau de stress professionnel. Les managers s’épuisent dans leur fonction pour un résultat souvent jugé insuffisant par leurs collaborateurs, et les entreprises peinent à trouver des solutions organisationnelles à ce problème. Entre épuisement et insatisfaction, et dans l’attente de solutions organisationnelles encore à venir, les managers doivent devenir acteurs de leur santé afin de préserver leurs ressources et retrouver plaisir dans l’exercice de leur fonction.

Une fonction managériale perçue comme « risquée et épuisante »

Beaucoup d’entreprises peinent aujourd’hui à trouver des candidats pour des postes de management. Les candidats ne se bousculent pas au portillon. Lorsqu’ils sont interrogés ces derniers expriment clairement leur manque d’envie : « manager ? Je préfère éviter le plus longtemps possible » ou encore « non, je ne me sens pas de gérer les problèmes humains, je préfère garder mon poste actuel [d’expert] ». A l’heure où les perspectives de carrières verticales se réduisent drastiquement et où la prise de fonction managériale ne s’accompagne pas toujours d’une revalorisation salariale, les candidats potentiels n’y voient plus forcément leur intérêt. Le travail s’étant déjà beaucoup intensifié, prendre en charge de l’humain en plus est jugé périlleux. Les managers intermédiaires qui combinent fortes responsabilités et faible marge de manœuvre opérationnelle, présentent d’ailleurs plus de symptômes dépressifs (19%) que leurs subordonnés (12%) ou supérieurs hiérarchiques (11%) [2]. Les managers d’aujourd’hui ont à gérer la désillusion générale des collaborateurs (et la leur !) vis-à-vis du monde du travail qui ne peut plus offrir ni la sécurité ni la stabilité dont il était jadis porteur, sans avoir forcément d’alternatives satisfaisantes à offrir. Le cumul de ces différents éléments explique en grande partie le « désamour actuel » vis-à-vis de la fonction managériale et l’épuisement quasi généralisé des managers.

Des managers tentés d’abandonner leur fonction

Ce qui est plus alarmant pour l’entreprise traditionnelle c’est que, face à ces difficultés, de nombreux managers sont aujourd’hui tentés par une logique de retrait. Ce retrait peut prendre différentes formes : un retour vers des positions d’experts jugées plus « reposantes », de l’entreprenariat pour créer des conditions d’exercice plus proches de leurs valeurs, ou encore la reconversion dans un métier tout à fait différent. Le succès d’un ouvrage comme L’éloge du carburateur [3] où l’on voit un cadre quitter le monde de l’entreprise pour ouvrir un garage illustre bien ce phénomène d’abandon de la sphère organisationnelle comme réponse au surmenage et à l’absence de sens. Beaucoup de participants MBA que j’ai suivis au cours de ces dernières années, échaudés par l’entreprise traditionnelle, cherchent à reconstruire à travers l’entreprenariat un environnement de travail plus favorable, dans lequel ils maintiendraient un meilleur équilibre personnel et physique. Pourtant, l’entreprise traditionnelle a plus que jamais besoin de managers suffisamment en forme pour mener à bien les nombreux projets de transformation nécessaires à son adaptation et pour emmener le collectif à coopérer. Les managers et les entreprises ont donc besoin de repenser les conditions de l’action managériale au plus vite. Mais, dans l’attente d’évolutions organisationnelles et culturelles profondes, les managers doivent prendre en main leur santé et repenser leur propre « écologie » sans attendre.

Mieux préserver son « écologie »

Pour continuer à assumer leurs missions sans s’épuiser, les managers doivent mieux tenir compte de l’équilibre entre leurs ressources et leurs dépenses énergétiques. A l’heure où les demandes d’adaptation se multiplient (surcharge de travail, multiplicité des projets de changement, multiplication des reporting, équipes virtuelles à gérer à distance, diversité des collaborateurs accrue, etc.) tandis que les ressources énergétiques diminuent (moins d’opportunités de récupération, moins de sens aux actions, moins d’activité physique, une alimentation globalement moins bien adaptée à nos besoins, etc.), les managers doivent identifier les leviers d’action à leur disposition pour maintenir cet équilibre délicat et chaque jour menacé.

Parmi ces leviers, trois principes m’apparaissent particulièrement critiques pour les managers.

  1. Piloter stratégiquement son attention managériale. Au vu des multiples sollicitations qui lui parviennent, il est vital pour le manager d’allouer l’essentiel de son attention sur les dossiers-clés et de savoir en décaler/abandonner d’autres. Avoir cette réflexion en amont de l’action permet au manager de réduire l’intensité d’un certain nombre d’activités non stratégiques (par exemple certains reportings, contrôles ou réunions) au profit de dimensions cœurs de son métier, comme la relation humaine et le collectif.
  2. Renoncer à être un manager idéal. Pour ne pas s’épuiser, il est également important d’accepter ses limites. Trop souvent managers et dirigeants vivent comme un échec personnel les moments de stress et de surmenage. Pourtant, au vu de la situation socio-économique actuelle, c’est tout à fait normal. Admettre que l’on est stressé ou surmené constitue la première étape de la mise en œuvre de stratégies personnelles adaptées. A défaut, on s’épuise à cacher la situation à soi et à son entourage, et on perd encore plus du peu d’énergie qui nous reste.
  3. S’assurer des plages de récupération régulières. Cela signifie avoir des moments complètement « off the job » qui permettent aux managers de recharger leurs batteries et de retrouver la bonne distance par rapport aux enjeux humains liés à leur fonction. Les activités combinant respiration et mouvement pratiquées au moins 20 minutes d’affilée semblent aujourd’hui les plus prometteuses pour opérer cette récupération.

Ces principes simples n’ont de valeur que dans leur mise en œuvre. Il est évident que si les entreprises peuvent renforcer les efforts des managers par des principes organisationnels adaptés, le gain n’en sera que plus grand. Dans l’attente d’une telle (r)évolution, j’encourage tout manager à devenir acteur de sa santé dès aujourd’hui !


Notes

[1] : Voir notamment dans HBR France les chroniques récentes de Patrick Benoît & Nicolas Mariotte ou David Courpasson.

[2] : Voir l’étude récente menée auprès de 22000 salariés américains et publiée en 2015 par Prins, Bates, Keyes et Muntaner dans Sociology of Health & Illness, 37(8), pp.1352-1372. DOI : 10.1111/1467-9566.12315

[3] : Crawford, M. B. (2010). Eloge du carburateur. Editions La Découverte. 252 p. ISBN :9782707160065.Tessa Melkonian, emlyon business school

Tessa Melkonian

En tant que professeur en management et comportement organisationnel, mes recherches portent essentiellement sur l’influence des perceptions de justice et d’exemplarité sur la coopération des salariés en situation de changement fort, ainsi que sur la performance collective en situations extrêmes. Mes travaux sur les réactions des salariés lors de fusions/acquisitions ont été récompensés par le prix académique Syntec 2013 de la recherche en management. J’interviens régulièrement auprès d’entreprises sur la question de la relation managériale et de la dimension humaine de la gestion du changement.

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• Son profil ResearchGate


Pour approfondir…

  • Courpasson, D. (2016). « Détourner le regard » ou l’indifférence civile sur le lieu de travail. Knowledge@emlyon. <mis en ligne le 19/05/2016>
    Lire l’article
  • Courpasson D. (2015). Pourquoi les chefs sont-ils (souvent) déçus par leurs équipes ? Harvard Business Review France. <mis en ligne le 20/11/2015>
    Lire l’article
  • Benoît, P., Mariotte, N. (2015). Le management à la française serait-il dépassé ? Harvard Business Review France. <mis en ligne le 23/06/2015>
    Lire l’article
  • Prins, S.J., Bates, L.M., Keyes, K.M., Muntaner, C. (2015). Anxious? Depressed? You might be suffering from capitalism: contradictory class locations and the prevalence of depression and anxiety in the USA. Sociology of Health & Illness, 37(8), 1352–1372. DOI : 10.1111/1467-9566.12315.
    Voir le résumé
  • Crawford, M.B., Saint-Upéry, M. (Trad.) (2010). Éloge du carburateur : Essai sur le sens et la valeur du travail. (Cahiers Libres). Paris : La Découverte, 252p. ISBN : 9782707160065.
    Voir le résumé