L’émergence des chiefs happiness officers peut faire rêver, ou sourire… Que l’on croie ou non à cette fonction, force est de constater que son émergence en dit long sur la nécessité d’apporter des réponses au mal être au travail. Le stress, sous toutes ses formes, est un fléau humainement inacceptable et économiquement désastreux. Si ses causes sont variées, on propose ici quelques pistes pour remédier à cette souffrance.

 

Rompre avec les visions restrictives des talents

La perspective privilégiée est de s’intéresser aux talents des individus. D’interroger comment la gestion des talents peut contrer les sentiments de peur et d’impuissance générés par la profondeur des transformations en cours dans les entreprises et, plus globalement, dans l’environnement. La gestion des talents n’est pas une nouveauté pour les entreprises. Celles-ci ont bien compris l’enjeu de disposer de ressources qui vont leur permettre de faire la différence. Beaucoup se sont dotées de talent managers pour gagner la « guerre » des talents avec deux priorités majeures : la détection et le développement des leaders et des key players.

A l’instar des leaders, les key players peuvent avoir à accompagner les équipes. Leur spécificité tient dans leur maitrise des savoirs nouveaux exigés dans les contextes actuels d’hyper compétition, caractérisés par la versatilité de la demande. Ils doivent permettre aux entreprises de réussir face à une imprévisibilité croissante.

Si leaders et key players peuvent avoir des rôles clefs, l’enjeu est toutefois de rompre avec les visions restrictives des talents. La transformation des entreprises suppose la transformation de tous les salariés. Les études consacrées à aux talents sont explicites. Elles montrent le rôle des « followers » et autres « piliers » dont la contribution à l’entreprise est déterminante même s’ils n’occupent pas nécessairement les postes les plus prestigieux. Alors que de nombreuses entreprises déclarent adhérer à cette vision élargie de la gestion des talents, les résultats obtenus sont décevants. Le sentiment dominant reste que les entreprises ne s’intéressent toujours qu’à une élite.

Le risque des figures magnifiées

Plusieurs éléments peuvent expliquer ce résultat. On s’intéressera ici aux risques inhérents aux pratiques dites « inspirationnelles ». L’objectif est de montrer que ces pratiques qui visent à stimuler les comportements recherchés peuvent avoir des effets contraires. Les modèles mis en avant pour « éclairer » les individus peuvent être vécus comme écrasants, voire stigmatisants. De nouvelles raisons peuvent être avancées pour expliquer ce qui est, très souvent encore, analysé comme une irréductible résistance au changement.

L’effet subjuguant de la peur est une première cause évoquée par ceux qui s’intéressent à l’inégalité des individus face à la gestion de leurs émotions. Pour les spécialistes du quotient émotionnel notamment, apprendre aux individus à ne pas se laisser dominer par leurs craintes, est un levier important pour diminuer le stress et la vulnérabilité individuelle face au changement. Des tests et formations sont désormais proposés pour développer l’intelligence émotionnelle au même titre que les autres savoirs.

Le travail de Jeffrey Pfeffer consacré au cynisme et à l’inflation des egos de nombreuses personnalités est aussi très enrichissant. Il pointe les dangers des narrations tronquées du développement des organisations et des figures magnifiées des élites. Le « story telling » et la rationalisation a posteriori nécessaires à la solidification et à la cohésion des organisations ne doivent pas conduire à survaloriser les qualités « exceptionnelles » des « talents ». Nombre d’entre eux ont échoué plusieurs fois avant de réussir et bien souvent leurs réalisations effectives diffèrent de ce qu’ils avaient imaginé et voulu ! Si beaucoup de « détails » sont passés sous silence, leur épopée est souvent marquée par des rencontres et des revirements déterminants. Ils ont été conduits tout autant qu’ils ont guidé ! Leur force est alors davantage leur envie et leur refus du renoncement qu’une clairvoyance à toute épreuve.

L’idéal-type du leader visionnaire est en définitive un leurre dangereux. Le risque est de décourager ceux qui doutent de leurs qualités intrinsèques pour réussir car ils sous estiment l’importance de la curiosité, de l’écoute et de la capacité à réorienter un projet au gré des opportunités et données nouvelles. Il est aussi de pousser à utiliser des voies interdites pour ne pas faillir et avouer son incapacité à être à la hauteur des images et références présentées comme valeureuses.

Des initiatives sont en cours pour favoriser des approches moins clivantes des talents. Des entreprises comme GE par exemple modifient leur système d’évaluation et de rémunération pour en finir avec les pratiques de classement permanent des individus. Les contributions exceptionnelles restent reconnues et les sous-performances sanctionnées. La priorité pour la majorité devient toutefois l’analyse de leurs expériences, des difficultés rencontrées et des pistes pour le futur. Ce qui est affirmé à travers ces pratiques est que la réussite est un exercice qui se construit et non pas une qualité intrinsèque propre à une poignée d’élus. Un message somme toute réconfortant et de nature à inciter tout un chacun à cultiver son talent.


Cet article a préalablement été publié dans le Courrier Cadres de Juin-Juillet 2017.

Françoise Dany, emlyon business school

Françoise Dany

Directrice entreprises et professeur de gestion des ressources humaines, je suis une spécialiste de la théorie des carrières et de l’évolution de la relation d’emploi. Mes recherches m’ont conduite à étudier les phénomènes de résistance organisationnelle et les pratiques de management alternatif. Je m’intéresse également aux approches critiques de la GRH. J’ai été en charge, pour la France, de l’Observatoire International de la GRH (cranet) et j’ai créé le centre de recherche OCE (Organisations, Carrières et nouvelles Elites). Je fais en outre du conseil pour les entreprises ainsi que de la recherche action.

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Pour approfondir…

  • Pfeffer, J. (2015). Leadership BS: Fixing Workplaces and Careers One Truth at a Time. Harper Collins, 272 p. ISBN: 9780062383167.
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