Interview de Benjamin Huybrechts, co-auteur de l’article “How Can New Players Establish Themselves in Highly Institutionalized Labour Markets? A Belgian Case Study in the Area of Project-Based Work“, à paraître dans le British Journal of Industrial Relations.

 

Qu’est-ce qui vous a incité à vous pencher sur ce sujet ?

BH: Dans la plupart des pays d’Europe de l’Ouest, les marchés du travail sont fortement institutionnalisés. Ils disposent d’un cadre réglementaire rigoureux qui définit les acteurs légitimes, tels que les syndicats et les représentants des employeurs, ainsi que leur rôle dans la gestion des relations de travail. Au Royaume-Uni, en Allemagne et aux Pays-Bas, différentes initiatives réglementaires ont été mises en œuvre afin de préserver les intérêts des « travailleurs autonomes » n’étant ni salariés ni indépendants avec une activité stable et régulière, à savoir les freelancers et contractuels travaillant au rythme des projets, les artistes ou les créatifs, les travailleurs des plate-formes en ligne telles qu’Uber, etc. Dans ce contexte, il nous a semblé pertinent d’étudier la manière dont les nouveaux acteurs cherchant à répondre aux besoins de ces travailleurs atypiques – de plus en plus nombreux – parviennent à s’implanter sur le marché du travail. Les récentes polémiques autour des travailleurs pour des plateformes en ligne telles qu’Uber et Deliveroo, l’ont démontré. Sans une certaine forme d’innovation, un nombre croissant de travailleurs autonomes continueront à « passer entre les mailles du filet » de la protection sociale en cas d’interruption d’activité, de maladie, de maternité ou autre.

Sous quel angle avez-vous décidé d’aborder la question ?

BH: En fait, nous nous sommes intéressés à une initiative innovante qui a été lancée à partir de la Belgique. Sur la plupart des marchés européens, l’influence des syndicats s’amenuise. En Belgique, en revanche, elle est en hausse : plus de 55 % de la population active est membre d’un organisme syndical organisé. Néanmoins, ces organismes ne servent véritablement que les intérêts des employés clairement définis en termes de secteurs d’activité et de statuts de travailleurs définis. La création d’un nouveau type d’intermédiaire du marché du travail (LMI – labour market intermediary) s’imposait donc. Jusqu’à tout récemment, personne ne défendait spécifiquement les intérêts et les droits des travailleurs autonomes.

Après quelques initiatives peu concluantes pour résoudre ce problème par le passé, il a fallu attendre l’émergence d’une initiative intitulée SMart (« Société Mutuelle pour ARTistes ») pour que l’idée fasse des adeptes et s’impose. SMart est un LMI communautaire qui propose des solutions novatrices afin de mieux représenter les intérêts des artistes et autres travailleurs autonomes, afin de mieux sécuriser leur carrière, souvent en dents de scie. Cette approche originale nous a paru être une étude de cas intéressante, compte-tenu du nombre croissant de travailleurs dans ce cas de figure. Mais aussi du casse-tête qu’ils représentent pour des marchés du travail très régulés, notamment en France ou en Belgique. Nous avons choisi de procéder à une étude qualitative incluant des données collectées entre 2012 et 2016, en particulier des entretiens avec des intervenants clés internes et externes. Nous avons examiné des documents publiés par SMart ainsi que le point de vue des médias sur l’initiative en France et en Belgique.

Comment SMart s’est-elle établie ? Est-ce une réussite ?

BH: En termes de croissance, c’est une grande réussite. SMart a vu le jour au début des années 2000. Rassemblant quelques centaines de membres initialement, elle totalise aujourd’hui plus de 80 000 membres, pour un chiffre d’affaires de 200 millions d’euros. Après la Belgique, SMart s’est implantée en Italie, en Espagne, en Suède et en France. Elle est devenue l’une des organisations les plus importantes à proposer ce genre de services en Europe et a fortement accru la diversité de ses adhérents et de ses services.

Concrètement, quel soutien apportent-ils à leurs membres ?

BH : De fait, ils deviennent leur employeur – mais sans aucun contrôle hiérarchique. Ils perçoivent une rémunération en échange de leurs services, s’élevant à 6,5 % des revenus, ce qui leur permet d’apporter une aide en cas d’interruption de carrière, de maladie, de maternité, ou pour toute autre raison entraînant des revenus irréguliers. En peu de temps, SMart a réussi à s’affranchir des limites actuelles en termes de relations de travail en apportant son soutien à un groupe de travailleurs jusque-là mécontents des solutions qui leur étaient proposées par les acteurs reconnus du marché du travail, tels que les agences de travail intérimaire.

Comment le modèle Smart est-il parvenu à faire bouger les lignes ?

BH : En résumé, ils ont pris l’initiative de s’adresser à un vaste éventail de travailleurs et ont endossé les responsabilités qui incombent traditionnellement à l’employeur ou aux syndicats. Cependant, si cette approche a été bien accueillie par les travailleurs, les institutions et les organismes de réglementation existants se sont, eux, montrés moins favorables à cette idée. Les syndicats existants se sont empressés de la critiquer, dénonçant SMart comme un simple tiers payeur qui n’assumait pas toutes les responsabilités juridiques de l’employeur. Les responsables politiques, initialement sceptiques, sont devenus plus positifs et ont commencé à adapter la législation en s’inspirant notamment des pratiques de SMart.

Si vous observez la trajectoire de développement de SMart en tant qu’organisation, vous verrez qu’elle a su faire preuve de beaucoup d’opportunisme et de créativité. Elle s’est montrée très réactive, saisissant les opportunités qui se présentaient sur le marché face à des « vides institutionnels ». C’est sans doute là que réside la clé de sa réussite. Notre étude a montré que tout nouveau protagoniste cherchant à innover dans un marché du travail extrêmement institutionnalisé doit inévitablement transgresser les frontières établies pour se développer. Il y a là tout un travail de légitimation à effectuer, qui n’a de sens que si l’on améliore la situation de travailleurs confrontés à un besoin non comblé d’accompagnement et de représentation. À partir de ce cas concret, l’article démontre la capacité d’un acteur initialement marginal et contesté à s’affirmer peu à peu comme un interlocuteur légitime dans un environnement institutionnel très réglementé.

Benjamin Huybrechts, emlyon business school

Benjamin Huybrechts

Je suis professeur en entrepreneuriat et organisation à emlyon business school, campus Casablanca. J’ai obtenu mon doctorat à HEC Liège (Université de Liège) et effectué mon séjour post-doctoral à l’Université d’Oxford.  Mes recherches portent notamment sur les équipes entrepreneuriales et sur la création et la diffusion de nouvelles formes organisationnelles, en particulier les formes « hybrides » issues de dynamiques d’entrepreneuriat social et coopératif. Mes secteurs de prédilection sont le commerce équitable, les énergies renouvelables et le recyclage, avec un intérêt particulier pour l’Afrique.

Plus d’informations sur Benjamin Huybrechts :
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Pour approfondir…

  • Xhauflair, V., Huybrechts, B., Pichault, F. (2017). How Can New Players Establish Themselves in Highly Institutionalized Labour Markets? A Belgian Case Study in the Area of Project‐Based Work. British Journal of Industrial Relations, Forthcoming. DOI: 10.1111/bjir.12281.
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