Par Marie-Josée Bernard, Professeur en management, leadership et développement humain, emlyon business school, et Hervé Deliaune, Docteur en Sciences de Gestion, enseignant-chercheur, consultant expert en résilience des organisations à l’Université de Pau et des pays de l’Adour.

 

Un des traits majeurs des processus engagés par l’expansion de la digitalisation et le développement de l’intelligence artificielle qui actuellement s’établit comme la seule et inéluctable façon de « progresser » dans l’avenir, est la volonté de conquérir, de transformer « idéologiquement » les managers et les organisations présentées comme « inadaptées, voire obsolètes »…

 

La transformation en question, celle qui nous est présentée sous le signe du non-choix, du déterminisme digital, du fatalisme du big data, mobilise en effet les ressorts de la peur. Le raisonnement binaire prend le pas : adopter les principes d’une digitalisation des processus, des systèmes d’informations, des pratiques ou mourir et disparaître… tel est le choix.

Disparition du travail, disparition du management ?

La menace de la disparition quasi totale du travail dans un avenir très proche ne doit pas être considérée comme une utopie sans fondement, ni comme la nouvelle vérité totale et inéluctable qui permet de faire accepter l’inacceptable.

Ce mouvement globalisé manifeste une tendance à démontrer l’impuissance à innover de la plupart des organisations en termes de nouvelles pratiques de transformation et de pilotage des activités. Ainsi s’impose peu à peu l’idée de la nécessité de faire disparaître jusqu’à la notion même de management devenue « périmée »…

A l’opposé si l’on inversait ce raisonnement… Il n’a jamais été autant utile et absolument nécessaire de rendre la pensée managériale à la fois plus affûtée et le sens du collectif plus concret, vif et dynamique, les deux dimensions étant aujourd’hui étroitement liées.

Questionner la notion d’agilité

Il est urgent de repenser la conception de la notion d’agilité trop souvent associée à la seule prouesse organisationnelle génératrice de performances. Cette agilité présentée comme une source « divine » de futurs développements devient un dogme et perd ainsi sa force.

Ce pouvoir quasiment « sacerdotal » attribué à l’agilité, trop circonscrite à l’idée de la flexibilité et de la rapidité de réaction, s’impose comme un impératif face à des réalités entrepreneuriales qui seraient en manque d’inspiration. Elle devient la réponse, le seul talent adaptatif pour développer l’innovation organisationnelle.

Réduire les prochains succès stratégiques des entreprises à la simple idée d’une rapidité de réaction toujours plus forte c’est ignorer les capacités, les ressources et les compétences que peuvent déployer les organisations. Les entreprises possèdent le talent de s’appuyer sur le capital organique de l’intelligence humaine impliqué dans leur destin.

L’intelligence collective doit être au service du bien commun, pour ne pas se résigner à devoir tous nous soumettre à l’injonction prégnante du digital et des algorithmes. Cette forme de mobilisation doit pouvoir renverser l’obsession de la performance numérisée globale, si peu reproductible en vérité… Cette servitude volontaire au big data, et l’instrumentation de la part des réseaux « sociaux » doivent également nous alerter sur le risque du désenchantement social.

Remettre de l’humain dans le numérique

Soyons ambitieux et audacieux à notre tour. Soyons « disruptifs », en proposant une sobriété d’utilisation, une lucidité d’implantation et de consommation vis-à-vis de tous ces outils interconnectés, respectueuse des valeurs humaines.

L’idée centrale ici des ruptures, destructions selon Schumpeter ne doit pas nous dispenser de nous demander à quel prix cette révolution de l’intelligence doit-elle se réaliser ?

Si les objectifs fondamentaux de la société numérique qui nous est promise doivent aboutir à un « cybermonde » (cf Daniel Cohen, « La Prospérité du vice », 2008) où la solidarité serait absente car incapable de comprendre le rôle des interactions humaines, nous deviendrions clairement des outils démunis d’esprit critique.

De « personnes » nous sommes en train de devenir des « variables d’ajustement » au seul service d’une culture algorithmique. Cette tendance sociétale nourrie de codes chiffrés nous éloigne presque inexorablement d’une vision incarnée des rapports sociaux.

Pour tenter de remettre l’humain dans le numérique, de faire face au désarroi du grand nombre qui nous mènerait tout droit vers l’homme dévasté, tourmenté, désemparé, et le possible chaos social, nous devons nous réapproprier la finalité et la conception même du rôle des données, des informations statistiques… Il est vital de mieux comprendre les enjeux et les défis que nous imposent les algorithmes en en gardant la maîtrise, et non l’inverse.

Garder le contrôle

« Visons haut pour viser juste » préconisait l’historien Patrick Boucheron en faisant référence à Machiavel (en effet, chaque fois qu’une tempête s’annonce dans l’Histoire, on convoque Machiavel…). Le rapport au pouvoir et à l’éthique est donc au cœur de ces batailles des intelligences. Notre capacité à nous réinventer restera toujours notre meilleure alliée pour affronter cette résurgence 4.0 du taylorisme, du fordisme, du toyotisme. L’obsession de la « one best way » exige-t-elle désormais un monde diaphane, une dématérialisation des corps et des objets comme dans le film Matrix (1999) ? Le big data est-il une nouvelle forme d’organisation scientifique du travail ?

Aujourd’hui, il est important de créer des stratégies, des cadres cognitifs et organisationnels qui redéfinissent à la fois la construction de sens (sensemaking), la place et le rôle des acteurs. La dynamique vivante des groupes humains, les formes de valorisation des talents et des contributions sont au cœur d’une reconquête de la confiance.

Il s’agit d’abord de comprendre collectivement les formes de réalités de chaque organisation. Il est nécessaire pour cela de créer un vrai bouillonnement d’idées sans barrage, sans hiérarchie de la pensée. Le partage d’expériences et l’exercice de cette pensée doivent servir la compréhension des enjeux de chaque entreprise pour définir son rôle, sa culture, ses modes de vie, sa cohérence.

La pensée du futur n’obéit pas à la verticalité, à l’idée de silo…

Développer de nouvelles formes, ressources et compétences organisationnelles, de nouvelles combinaisons d’interactions organiques, devient en soi un acte très créatif. Il nous faut répondre désormais à la question : « Pourquoi et comment « designer » nos nouveaux enjeux, rester sur les vrais besoins de notre organisation, de notre développement et des personnes qui la font vivre ? »

Construire des identités

Les recherches en sciences de gestion et en management stratégique considèrent les processus de construction d’identités organisationnelles et le capital social comme des ressources fertiles.

Déployer ces identités est favorable à l’émergence d’une réhabilitation, voire d’une métamorphose de la dimension psychosociale du travail.

La menace de la disparition quasi totale du travail dans un avenir très proche ne doit pas être considérée comme une utopie sans fondement, ni comme la nouvelle vérité totale et inéluctable qui permet de faire accepter l’inacceptable. Ce sont aux acteurs présents aujourd’hui de définir partout où ils se trouvent les choix vitaux d’une économie réelle et d’une société humainement viable.

La qualité du management organique se jouerait en somme dans sa capacité à désorganiser les velléités de toute puissance de la « substance digitale et artificielle » pour favoriser l’émergence et « l’implémentation » d’une vraie résilience de l’humain dans son présent, conscient de ses limites et aussi de ses forces.

Le management vivant est là pour penser, partager, écouter, restituer, bouger avec son entourage et son environnement.

L’objectif est donc de réenchanter le management réel, vécu créatif qui participe à une culture organisationnelle basée sur chaque contribution vivante, chaque idée conçue et mise en forme, plutôt que de détruire cette vitalité du concret et du vivant au profit d’un nouveau taylorisme…

The ConversationNous aborderons bientôt la question de la proximité, des identités, de l’écoute générative, de la création de sens.


La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation le 1er mai 2018.

Marie-Josée Bernard, emlyon business school

Marie-Josée Bernard

Ma mission principale est de favoriser le développement de l’intelligence collective et relationnelle dans les organisations. C’est aussi de contribuer au développement de l’équilibre et de la santé des entreprises par le respect et le renforcement de la santé physique, morale, psychique et émotionnelle des personnes qui créent de la valeur pour ces entreprises. J’ai en particulier théorisé la dynamique de la résilience entrepreneuriale, c’est à dire l’art de transformer les blessures traumatiques en une opportunité de création de sens, de valeur à la fois symbolique, économique et sociale pour d’autres que soi-même, par le choix de l’acte d’entreprendre.

Plus d’informations sur Marie-Josée Bernard :
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Pour approfondir…

  • Bernard, M.J. (2017). Débat : Entre l’incertitude et la pensée unique, le discernement face à l’arrogance numérique. The Conversation France, 22 novembre 2017.
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