Voilà un sujet qui agite beaucoup les entreprises (bien que pas toutes…), ainsi que certains « intellectuels », plus récemment. L’enjeu n’est certes pas mince, et ne se résume pas à un débat sur les bienfaits ou méfaits du nomadisme ou de la sédentarité pour la productivité au travail. L’enjeu est bien celui du lien que l’on est en droit d’établir entre la possession ou l’appropriation d’un espace physique, et l’attachement ou l’engagement dans une action commune (ici, l’entreprise).

 

C’est le genre de question qui n’est pas aisément mise en équations. Non, personne n’a jamais « prouvé » que la mobilité, la flexibilité, le détachement physique, amélioraient ou aggravaient la performance individuelle au travail. Même incertitude sur l’influence de l’attribution du bureau sur l’engagement au travail. A vrai dire, ces questions renferment plus de confrontations idéologiques et éthiques que de faits avérés. Alors retournons justement vers les faits, et comme souvent dans nos chroniques, accrochons nous à quelques histoires vraies…

guillemetgauche Le bureau ce n’est pas qu’un lieu de travail, c’est un lieu depuis lequel on est relié aux autres

Richard est commercial dans une grande société de services hôteliers et de tourisme, il a 39 ans et 14 ans d’ancienneté. Il n’a plus de bureau depuis quatre ans. Au début ce fut « bizarre » : « Franchement, j’étais perdu. Le bureau ce n’est pas qu’un lieu de travail, c’est un lieu depuis lequel on est relié aux autres, depuis lequel on parle, on s’ancre aux collègues et à l’entreprise depuis son bureau ». Richard évoque aussi une forme d’appropriation qui n’est pas que symbolique : « on dit « avoir » un bureau, c’est tout dire. Moi c’est ce qui m’a relié à cette boite pendant des années, pouvoir accrocher des trucs aux murs, voilà le truc important ». Pourtant aujourd’hui il ne vit pas si mal le « nomadisme » : « Je crois qu’on se fait à tout. En ce qui me concerne, je passe plus de temps à la maison, ou dans ma voiture, c’est-à-dire que j’ai des lieux de travail et non plus un seul. Pas de problème, j’ai juste perdu le temps du café ». Richard n’a pas le sentiment d’être mieux ou plus mal traité ; il a recomposé son temps et il est plus souvent à la maison. Ceci dit il est aussi, compte tenu de la multiplicité de ses lieux de travail, plus souvent au travail.

Michel a 32 ans, il travaille dans une société de design architectural. Son discours est sans ambiguïté : « un bureau pour quoi faire ? Mon activité est fondée sur le mouvement, sur l’interaction, il faut être partout à la fois, ne surtout pas limiter son environnement privilégié à un espace ou deux… la convivialité, je m’en charge, et mes collègues aussi ! De toute façon on a peu de temps, l’activité est tellement trépidante ! ». Michel fait partie de ce que Richard Florida appelait la « classe créative » : le mouvement et la mobilité seraient consubstantiels au contenu du travail. Michel est aussi célibataire, il « gère sa vie comme elle vient, en fonction des missions, c’est le travail qui gère ma vie pas le contraire ! Mon bureau c’est là où je vais, et j’ai un endroit chez moi où je réfléchis et où je peux même inviter des collègues… c’est marrant de voir comment les espaces de convivialité se sont déplacés au domicile, c’est plus confortable ! ». La porosité entre vie et travail est affirmée. Cela suggère que la question du bureau « fixe » recoupe bien celle de l’organisation de la vie privée. Plus on accepte que le travail soit la vie, et que la vie soit le travail, moins la question d’avoir un bureau semble se poser. L’entrelacement vie/travail suppose l’entrelacement constant des espaces.

Le bureau est un lieu qui permet de se vivre comme intégré             guillemetdroit

Claude a 45 ans. Récemment son entreprise a décidé, dans le cadre d’un projet « stratégique » de redéploiement des activités, de « rationaliser l’espace de travail » : « ces expressions on les a entendues maintes fois dans les réunions où on nous expliquait gentiment que le temps des bureaux fixes était révolu. On est nombreux à avoir eu peur. On est ringard quand on s’accroche à son bureau n’est ce pas ? C’est idiot peut être mais le bureau pour beaucoup d’entre nous fait partie des choses que l’entreprise nous doit ; c’est un morceau de l’entreprise, à nous, on se sent dans l’entreprise, faisant partie de l’entreprise si on a un bureau. Sinon, ici ou ailleurs quelle différence ? » Claude voit l’entreprise comme un espace physique, un bâtiment, un nombre de mètres carrés distribués pour organiser au mieux le travail et les moments de convivialité et d’échange. Il constate à regret que « de toute façon les temps de pause ont peu à peu été sucrés, je ne sais même pas comment mais on le voit ; on hésite à prendre des pauses, la peur d’être vus en groupe, ne travaillant pas… pourtant la pause-café c’était un vrai symbole de notre plaisir d’être ici ». Une collègue de Claude ajoute que le bureau est un lieu qui permet de se vivre comme intégré : « quelqu’un qui n’a pas de bureau, c’est un précaire, voilà tout, la notion de Sans Bureau Fixe qui circule dans la boite veut bien dire ce qu’elle veut dire. Le SBF comme le SDF sont exclus, inutiles, non voulus ». Le ringard ne veut pas être en plus exclu !

Ces visions sont peu compatibles à première vue. Elles ne sont pas nécessairement représentatives du monde du travail. Cependant elles nous enseignent trois choses. D’abord, le bureau constitue toujours une protection symbolique pour une classe d’employés qui se vivent comme fortement vulnérables. La conjonction entre la perspective crédible de perdre un emploi et la mode grandissante des espaces de travail nomades amplifie certains peurs. A tort ou à raison, bureau veut dire sécurité. Ensuite, la question du bureau fixe semble ne pas intéresser ou concerner tout le monde. Une certaine classe d’experts, de knowledge workers,  à la mode californienne, branchée, supposée créative et employable, vit comme un signe de statut et de [post] modernité bienvenue de ne justement pas être attaché à un espace de travail fixe. On préfère le co-working et la connotation temporaire qui y est associée. L’identité nomade peut donc être revendiquée par certains travailleurs comme consubstantielle à leur travail. Enfin, il reste vrai (à en juger par certains épiphénomènes médiatiques récents, à Radio France ou à la CGT entre autres !) que le bureau reste le signe distinctif d’une oligarchie dirigeante, celle-là même qui peut prôner la disparition des bureaux. L’appropriation passe par la rénovation, la décoration ; le chef est doté du droit de posséder l’espace, de le façonner à son image.

Plus généralement, le bureau est indissociable du contenu du travail. Il est stérile de réfléchir au bien-fondé de l’ère du nomadisme au travail en général comme si l’on possédait des preuves de son influence sur la qualité de l’engagement. L’usage de l’espace de travail a toujours été lié à la nature des tâches que le travailleur doit réaliser : si un commercial peut accepter que son véhicule, armé de technologies efficaces, constitue son espace de travail principal, si nombre d’employés peuvent apprécier de travailler depuis leur domicile,si l’ouvrier taylorien sait que son corps est confiné dans un face à face avec une machine, comment traiter le cas de ceux dont le travail suppose une présence continue, faite d’interactions, de rendez-vous confidentiels, ou dont le métier nécessite d’être repérables aisément dans l’entreprise ? Le nomadisme ne peut pas être un nouveau dogme managérial ; comme l’open space il y a quelques années, il réclame un peu plus de jugeote. Ce n’est ni un progrès en soi, ni une régression sociale absolue. La question de l’espace nécessite juste d’analyser avec honnêteté si la réalisation d’une activité professionnelle donnée nécessite une stabilité spatiale ou non.

Prenons à notre tour parti. Avoir un bureau ou pas… encore une source de querelles dogmatiques qui rejoignent l’idéologie post-bureaucratique tant vantée du décloisonnement, de la fin des « silos ». Un bureau est une cloison, une séparation… à faire tomber pour faciliter les interactions. Peut-être. Mais la sociologie a depuis longtemps montré que la meilleure façon de susciter les échanges sociaux reste la préservation d’espaces intimes. Un paradoxe ?

David Courpasson

Professeur de sociologie, j’étudie les nouvelles formes de résistance au travail ainsi que les dynamiques et processus de pouvoir et de domination dans les organisations. Pour moi, la recherche en sciences sociales nécessite un engagement authentique et passionné dans la compréhension de la vie des gens au travail. Comment les nouvelles organisations influencent elles la vie des gens ? Par quels mécanismes ces derniers parviennent-ils à se sortir des contraintes et contradictions dans lesquelles les plongent les nouvelles règles du travail ? Peut-on constater la création de formes de solidarités collectives productives dans les organisations actuelles ? Au service de quelle(s) visions du travail ? Les luttes sociales ont-elles encore un avenir dans les organisations « libérales » ? Voici quelques-unes des questions que je tente d’aborder dans mes travaux.

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Cet article a également été publié dans la revue Harvard Business Review France en juin 2015 :