Du temps où le latin était enseigné couramment dans les collèges, les élèves apprenaient l’histoire de Verrès. Haut fonctionnaire, Verrès fut nommé gouverneur en Sicile en 73 av. J-C. Il y resta 3 ans, la république romaine imposant que ses représentants demeurent peu de temps en poste pour éviter qu’ils ne constituent une puissance locale. Ils étaient, de plus, faiblement rémunérés et tiraient leurs revenus des taxes collectées, ce qui garantissait leur vigilance à faire rentrer les impôts. Nous dirions aujourd’hui que le turn over des dirigeants était rapide et leur rémunération variable.

 

Ce qui permettait des abus. Verrès accomplit certes un travail remarquable pour réorganiser l’approvisionnement de Rome en blé sicilien. Mais il en profita pour piller ses contribuables et s’enrichir à leurs dépens. L’affaire dépassa si bien les pratiques admises qu’elle lui valut une plainte des Siciliens devant la justice romaine et une plaidoirie de leur défenseur, Cicéron.

L’éthique de la gouvernance

Non seulement l’illustre orateur fit condamner Verrès, mais son texte (Contre Verrès) fut le sujet d’innombrables versions latines pour des générations de collégiens. Ceux-ci goûtaient aux subtilités des déclinaisons et, incidemment, recevait une leçon sur l’éthique de la gouvernance : peut-on profiter d’une position de dirigeant pour s’enrichir personnellement ?

Une version contemporaine de la question nous est proposée après le départ de Michel Combes d’Alcatel-Lucent. En 2013, M. Combes avait pris la tête du groupe technologique qui subissait 3 années de perte, après la fusion ratée entre le français Alcatel et l’américain Lucent. Il resta seulement 30 mois directeur général et y engagea une transformation radicale : l’équipementier devait un devenir spécialiste des réseaux et du haut débit. Le plan stratégique prévoyait un redéploiement radical de l’activité entre 2013 et 2015, avec fermeture de sites de productions, réduction des effectifs mondiaux de 15%, économies de 3 milliards d’euros et restructuration de la dette. L’action passa de 1 à 3 euros, retrouvant son cours de 2010.

Un parfum de consanguinté sociale

Ce plan se déployait lorsqu’en avril 2015, Alcatel-Lucent fut vendue à Nokia. C’est la fin de l’histoire française d’Alcatel (nom que pris en 1998 la Compagnie générale d’électricité fondée en 1898). En 2016, le siège social sera déplacé de Billancourt à Espoo et les dirigeants seront finlandais. Suite d’une carrière commencée dans les cabinets ministériels et poursuivie dans des fonctions de directions multiples et de durées courtes dans l’industrie des télécommunications, Michel Combes est parti chez SFR-Numéricable.

Parti un pactole de 14 millions d’euros qui fit scandale, compte tenu, certes, du montant, mais surtout qu’il créait des doutes sur l’éthique de la gouvernance dans les grandes entreprises. Doute parce qu’un dirigeant est récompensé alors qu’il quitte son entreprise sans que les résultats du plan stratégique qu’il a mis en œuvre ne soient assurés. Doute parce qu’une clause sans objet de non concurrence de 4 millions a été concédée par le conseil d’administration alors que le départ de M. Combes pour SFR-Numéricable était déjà connu. Doute parce qu’il émane de ce conseil d’administration, composé 11 membres de 4 nationalités différentes, mais dont 10 sont des dirigeants de grandes entreprises, un certain parfum de consanguinité sociale. Doute parce que, sous la pression publique, les indemnités de départ de M. Combes ont été ramenées de 14 à 8 millions, ce qui suggère que leur montant n’a aucun sens.

Cette affaire inspirera peut-être un cas d’école pour les collégiens du futur. Non que l’on puisse comparer Michel Combes à Caius Verrès. Ce dernier était un voleur. M. Combes, lui, n’est en rien malhonnête, il a agi, au contraire, scrupuleusement, dans le respect des lois et du code de gouvernance de l’AFEP-Medef. C’est bien ce qui est troublant pour le vulgum pecus : il ne comprend plus quelle justice établit les règles auxquelles souscrivent les puissants. Il en perd son latin.

Pierre-Yves Gomez

Enseignant mais aussi chercheur, je travaille sur les questions de croyances en économie, sur la théorie des conventions, sur le modèle de René Girard. J’analyse la place et la responsabilité de l’entreprise dans la société. Je décortique les hypothèses anthropologiques sous-jacentes aux principes du management. Depuis le début des années 2010, j’étudie ce que signifie le travail vivant, comme ancrage de la « vraie vie » des « vrais gens » dans les entreprises, et plus largement dans la cité. Sujet qui unifie, finalement, ce que j’essaie de déchiffrer depuis toutes ces années : c’est dans l’expérience matérielle du travail, propre à chaque personne et en même temps commune à toutes, que se fonde une société, un destin commun dont l’entreprise est porteuse, souvent inconsciente, mais toujours efficiente.
Je suis également le fondateur et directeur de l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises (IFGE).

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Cet article a également été publié dans Le Monde Economie du 1er octobre 2015.
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