Au lendemain de la publication des photos du directeur des ressources humaines d’Air France, Xavier Broseta, agressé lors d’une manifestation début octobre, David Courpasson, Professeur de sociologie à EMLYON Business School, a publié cette tribune dans le journal Libération.

 

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« Oui l’entreprise renferme des luttes, des rancœurs, des injustices et des humiliations qui peuvent expliquer la colère. »

 

Depuis hier les mêmes images tournent en boucle sur les chaînes du monde entier : des cadres d’Air France aux chemises déchirées, fuyant à la hâte une horde d’individus agressifs, prêts à les lyncher…

Image désolante certes, dont la portée est décuplée par le caractère répétitif des reportages, et par les salves de commentaires offusqués venant de pays étrangers. Le Premier ministre évoque avec fermeté que toute violence ne se vaudrait pas. Et in fine, bien entendu, le président de déplorer l’effet négatif de ces images sur l’attractivité de la France… Le problème majeur est donc l’image.

Il convient d’analyser un peu plus froidement cet épisode fâcheux des «relations sociales» d’une entreprise soi-disant réputée pour la qualité de son dialogue social. En cette matière, mieux vaut en effet éviter l’hypocrisie.

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« l’hypocrisie vient aussi de cette sorte de fausse surprise devant la dureté des rapports sociaux en entreprise. »

 

Violence légitime

D’abord une violence n’en vaudrait pas une autre : si l’on en croit le Premier ministre, arracher la chemise d’un cadre dirigeant serait inacceptable, alors que les licenciements massifs le seraient. Tout le monde comprend facilement ce point de vue. Cependant, il ne faudrait surtout pas confondre la violence directe, physique, celle dont les images impressionnent par leur mise en scène, et la violence impersonnelle, dont on identifie mal le ou les auteurs, et surtout dont les effets mêmes ne se voient pas, ce qui permet, finalement, de s’en laver les mains. Par exemple, les licenciements ne sont jamais étudiés au regard des effets dévastateurs qu’ils provoquent depuis des décennies sur des milliers de salariés et leurs familles. Les suicides sont aussi l’effet de l’extraordinaire violence du monde du travail. Mais cette violence est légitime car elle serait nécessitée par les conditions économiques subies par les entreprises. Soit.

Ensuite, l’hypocrisie vient aussi de cette sorte de fausse surprise devant la dureté des rapports sociaux en entreprise. On a construit depuis quelque temps une idée irénique de cette dernière, la décrivant comme un espace qui serait débarrassé des luttes, dans lequel les salariés pour l’essentiel auraient renoncé à se battre, et où un management bienveillant et socialement responsable serait à l’œuvre. C’est ce que proposent les tenants de la vision dite «post-politique» : l’exode intérieur des salariés, le détachement émotionnel du travail, la recherche de sens en dehors de la sphère proprement économique…feraient de l’entreprise un lieu politiquement neutre. Peut-être. Mais quand il s’agit de perdre son emploi, la donne est différente, le désespoir n’est jamais loin. Les aspérités du social n’ont jamais été gommées du monde entrepreneurial, bien au contraire. L’entreprise reste un lieu où l’autorité de certains façonne et guide le destin des autres. Cette violence-là ne se montre guère devant les caméras.

Lutte des classes

Plus globalement, l’agressivité des salariés d’Air France fait remonter une idée bien ancienne, et bien ringarde à l’heure de la mobilité sociale et géographique, du brassage culturel et des réseaux sociaux ouverts à tous : la lutte des classes. Le symbole de la chemise blanche arrachée au cadre dirigeant en est un superbe stéréotype: il cristallise l’accroissement de la distance entre les gens du bas en blouson et ceux du haut en chemise blanche. Rien de neuf ici : mais l’illusion du rapprochement des destins ouvriers et employés avec ceux de la classe dominante («tous dans le même bateau»), produite par une science de l’entreprise avide de consensus et d’aplatissement des hiérarchies, amplifie le choc des images d’hier. Oui l’entreprise renferme des luttes, des rancœurs, des injustices et des humiliations qui peuvent expliquer la colère. La colère d’Aristote, le «désir sombre de vengeance publique face à une manifestation publique de mépris pour notre personne ou celle des nôtres, ce mépris étant immérité». Nul besoin de stigmatiser les radicaux et les extrémistes pour comprendre que la violence est souvent le fruit du mépris.

Essayons alors de voir les débordements d’Air France comme autre chose que la sourde barbarie de salariés «radicalisés» : une riposte, certes incontrôlée, de salariés malmenés, eux aussi, par des années d’efforts productifs bien mal récompensés.

David Courpasson

Sociologue, je suis rédacteur en chef de la revue Organization Studies. Pour moi, la recherche en sciences sociales nécessite un engagement authentique et passionné dans la compréhension de la vie des gens au travail. Comment les nouvelles organisations influencent elles la vie des gens ? Par quels mécanismes ces derniers parviennent-ils à se sortir des contraintes et contradictions dans lesquelles les plongent les nouvelles règles du travail ? Peut-on constater la création de formes de solidarités collectives productives dans les organisations actuelles ? Au service de quelle(s) visions du travail ? Les luttes sociales ont-elles encore un avenir dans les organisations « libérales » ? Voici quelques-unes des questions que je tente d’aborder dans mes travaux.

Plus d’informations sur David Courpasson :
Son CV en ligne
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Pour approfondir…

Courpasson, D. (2015). Comprendre la colère des salariés d’Air France. Libération, 06/10/2015.