« Tout le monde craint de se faire ubériser ». Cette déclaration de Maurice Levy au Financial Times en décembre 2014 a popularisé le terme uberisation. Depuis, ce terme est utilisé pour désigner des phénomènes variés mais qui tous ont un lien avec les bouleversements apportés par le digital dans des marchés institutionnalisés. En d’autres termes, l’uberisation est devenue synonyme de disruption technologique.

 

Über, créé en 2009, est présenté comme l’acteur venu bouleverser le marché des taxis. L’idée d’Über consiste à optimiser des ressources inutilisées, du temps et un véhicule, et à les marchandiser. De façon similaire, l’économie collaborative (cf. les rapports Terrasse et Bouvard) propose de transformer des individus en fournisseurs de services ou de partager des ressources peu ou pas utilisées. L’uberisation est perçue comme inéluctable, un symbole des transformations digitales. Pourtant, l’analyse contredit cette perception.

Un marché de l’appariement

La technologie utilisée par Über est peu innovante. La seule différence tient à l’échelle et à l’immédiateté du numérique. À y réfléchir, quelle différence existe-t-il entre utiliser son pouce pour commander un VTC sur son portable ou lever ce doigt pour faire du stop ? Il en existe une, et de taille, le paiement. Plus précisément, c’est la nature marchande ou non marchande de la prestation qui est questionnée. La transformation est apportée par la marchandisation d’un service entre non-professionnels. La société Über ne fait « que » mettre en relation des demandeurs et des offreurs. Le marché d’Über correspond à ce que les économistes appellent un marché de l’appariement, c’est à dire des situations dans lesquelles ce qui est échangé n’est pas parfaitement divisible et suppose une relation entre deux parties.

Qui a peur d’Über ?

Les taxis ont vivement réagi à l’arrivée en France d’Über, dénonçant une concurrence déloyale. Leurs mobilisations, leurs manifestations et la pression exercée sur les pouvoirs publics ont conduit à l’interdiction du service Überpop qui proposait une application de commande de VTC offrant la géolocalisation. De manière plus générale, les taxis critiquent pêle-mêle une concurrence déloyale, – les VTC n’étant pas soumis aux mêmes règles et taxes, en particulier l’achat d’une licence professionnelle – et l’arrivée d’une nouvelle forme de concurrence qui gagne des parts de marché. Cette peur s’étend à d’autres marchés. Les hôteliers craignent le développement d’Airbnb, les agences de publicités les plateformes créatives, les avocats WeClaim ou LegalStart, les éditeurs Amazon et son service d’auto-édition …

Fondé par la Fédération des auto-entrepreneurs, l’observatoire de l’uberisation recense les secteurs qui peuvent ou pourraient être touchés par l’uberisation. Des taxis aux professionnels de la santé en passant par les avocats ou les architectes, de très nombreux secteurs sont concernés. L’uberisation inquiète, suscite le débat, alimente les conversations des dirigeants ainsi que les articles des journalistes. Pourtant, ce débat pose souvent mal les enjeux et les questionnements conceptuels qu’entraîne l’uberisation.

Economie collaborative lucrative

Il faut distinguer deux principes cohabitant au sein de l’économie collaborative : le non lucratif, ne visant pas le profit pour les parties à l’échange (Blabla car) et le marchand, visant à maximiser les revenus (Über). L’économie collaborative non-lucrative est souvent militante, plus marginale, même si certaines évolutions peuvent la rendre populaire, à l’instar du covoiturage. A l’inverse, l’économie collaborative marchande présente des risques importants. D’abord, un risque légal : revenus non déclarés, incertitude sur la responsabilité et les assurances et enfin disparition du salariat. Ensuite, le risque de professionnalisation des offreurs. Les récentes manifestations de chauffeurs de VTC suite à la baisse des tarifs d’Über résultent du fait que beaucoup de chauffeurs de VTC pratiquent cette activité comme activité principale et non plus en complément.

Nouveau modèle économique

Contrairement à ce qu’on entend un peu partout, dans le cas d’Über comme dans celui d’Airbnb, la disruption ne vient pas de la technologie mais du modèle économique. Si les consommateurs ne sont pas séduits par une solution collaborative, elle ne fonctionne pas. C’est aux secteurs concernés de se rendre plus attrayants que les propositions collaboratives concurrentes. De la même manière que le low cost dans l’aérien ne signifie pas la disparition des compagnies aériennes traditionnelles ou que le hard discount ne rend pas obsolètes les hypermarchés.

Adéquation

Toute la question réside dans l’adéquation de l’offre au marché. Si les entreprises parviennent à (dé)montrer leur utilité et leur légitimité, les offres collaboratives ne rencontrent pas le succès escompté. Au mieux, elles gagnent quelques parts de marché, mais restent marginales. La question est celle du market shaping. Il convient de participer à la définition des cadres du marché, littéralement de faire du market-ing, un engagement proactif dans le marché visant à cadrer les processus de valuation. Il s’agit de légitimer l’adéquation au marché, la réorganisation des filières et des marchés ainsi que la création de valeur.

Les technologies ne sont pas intrinsèquement disruptives. Elles le deviennent lorsque les acteurs ne parviennent pas à les intégrer à leur profit. On peut par exemple s’interroger sur le fait que les compagnies de taxis existantes n’aient pas pensé plus tôt à créer des applications géo-localisées ou à réfléchir à l’expérience utilisateur. De même, la photographie numérique aurait pu être lancée par Kodak qui conçu le premier appareil numérique dès 1975. Au contraire l’entreprise a combattu son développement, n’en voyant pas l’intérêt pour son modèle économique. Cette stratégie l’a conduite à sa disparition. Ce qui n’a pas été le cas d’autres acteurs de la photographie argentique aussi bien implantés.

Mutations de la création de valeur

L’expression uberisation masque le fait que les transformations de filières ne sont pas nouvelles et ne découlent pas des technologies mais de mutations dans la création de valeur. L’essor de voitures autonomes illustre cette réalité. Les acteurs du numérique s’y lancent comme les constructeurs traditionnels. La question se pose de savoir qui sera légitime et crédible pour construire de telles voitures. Les constructeurs traditionnels de voitures ou les géants de l’informatique et du numérique ? De la réponse à cette question découlera le partage de la valeur. Si ce sont les GAFA, les constructeurs historiques seront des sous-traitants captant peu de valeur ajoutée. Dans le cas contraire, les GAFA seront des fournisseurs de solutions informatiques. Ce n’est pas la technologie qui décidera de l’issue mais l’adéquation des stratégies de légitimation des deux groupes d’acteurs.

Rappelons que la dernière levée de fonds d’Über l’a valorisé à 60 milliards de dollars. Au cours des six premiers mois de 2015, son chiffre d’affaires net est de 663 millions de dollars… Les pertes (sur six mois !) s’élèvent à un milliard de dollars, contre 671,6 millions pour toute l’année 2014. L’entreprise qui ubérise n’a pas encore fait la preuve de sa rentabilité.

Lionel Sitz, emlyon business school

Lionel Sitz

En tant que professeur j’enseigne principalement le branding, le comportement du consommateur, la sociologie et l’anthropologie de la consommation. En tant que chercheur, je travaille sur les communautés de marque, les relations entre ethnicité et consommation, la résistance des consommateurs et les expériences de magasinage. Je m’intéresse en particulier au statut des marques dans notre culture, aux modes de vie dans une société connectée, à la passion des consommateurs et aux relations entre ethnicité et consommation, … Ce faisant, j’aborde des dimensions telles que les mouvements sociaux de consommateurs, la construction d’identités collectives, la sociologie, l’anthropologie et la vidéographie.

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