Selon la police, plus de 200 000 personnes ont défilé mercredi 9 mars contre le projet de loi visant à réformer le Code du Travail, proposé par la ministre du Travail, Myriam El Khomri. De son côté, la pétition « Loi Travail : non merci » lancée sur Change.org en est à plus d’un million deux cent mille signatures.

 

Médiatisation et confusion

Les médias relayent bon nombre d’analyses, d’opinions, de décorticages de la loi et de ses « véritables implications » selon les uns ou les autres… Quand la ministre parle de « confusion orchestrée » autour de sa proposition de texte de loi, en tant que lectrice et en tant que travailleuse, je ne peux qu’être d’accord. « Intox à gogo » écrit Libération. Les Echos parlent de « démêler le vrai du faux ». La rubrique des « décodeurs » du Monde ne désemplit pas.

Outre-Atlantique, le sujet s’affiche aussi dans l’actualité. 2015 a marqué un record en termes de recours en justice aux Etats Unis pour des questions liées aux heures de travail et aux salaires. Et en juillet 2016, entreront en vigueur au niveau fédéral les nouvelles règlementations concernant les heures supplémentaires dans le cadre d’une modification du Fair Labor Standards Act. De quoi se sentir moins seuls dans la confusion actuelle propice aux quiproquos en France. Gérer la question du travail – et ici le cadre légal pour le règlementer – est bel et bien un des dossiers brûlants de 2016 sur la scène politique et juridique et plus largement sociétale.

Un cadre normatif pour des « ressources » singulières

Penser la question du travail c’est d’abord, et surtout, repenser le type de relations professionnelles – et au-delà le type de relations sociales – que nous voulons construire. S’il existe un sujet complexe, c’est bien celui-là. Imaginer qu’un code du travail puisse être parfait pour gérer les humains dans leurs activités productrices serait utopique. Les directeurs des ressources humaines et les managers en font l’expérience au quotidien, quels que soient le secteur d’activité, le type d’organisation ou le niveau hiérarchique des salariés. Il ne s’agit pas de ‘ressources’ comme les autres (Autier, Jacob et Pérezts, 2016). Elles sont variées, exigeantes, mobiles… Or, les normes comme le Code du Travail sont des conventions. En tant que telles, elles présentent deux caractéristiques essentielles. Elles ont vocation à être générales pour cadrer les rapports de travail, c’est-à-dire à s’appliquer au plus grand nombre de cas. Et elles sont valables pour un espace-temps particulier, par exemple la France en ce début de 21ème siècle.

La réforme est souvent présentée comme une mesure pour « encourager les entreprises à embaucher ». Je dois avouer que j’ai du mal avec ce que sous-entend cette expression. Ce n’est pas au gouvernement de convaincre les entreprises ou de les encourager à embaucher en réduisant les garanties des travailleurs, comme c’est malheureusement souvent le cas. Il s’agit d’établir un équilibre subtil, à créer et recréer constamment entre le cadre règlementaire, les instances publiques, les organisations, privées ou non, et surtout les travailleurs. Car in fine, ce sont eux qui feront tourner la machine et subiront les conséquences – positives ou négatives – de la manière dont leur travail est géré.

Gérer le travail vécu et incarné

Le débat suscité par le projet de loi El Khomri pour réformer le Code du Travail témoigne au moins d’une chose. Bon nombre de travailleurs se sentent concernés, ce qui en soi est déjà, une bonne nouvelle. Ce sont eux qui traversent les complexités d’un cadre mal adapté ou mal appliqué par les organisations, depuis leur recrutement jusqu’à leur départ, quelle que soit leur situation particulière. De plus en plus on entend parler de burn-out, de réorientations radicales de carrière, de sabotage, de violence au travail dans les cas les plus extrêmes, ou tout simplement d’indifférence des travailleurs. Quand on ne sait plus pourquoi on travaille (Autier et Ramboatiana, 2014), on peut alors parler d’aliénation pour reprendre une vielle idée marxienne qui n’a jamais perdu de son actualité. Trop souvent le travail est vidé de son sens, ‘désaffecté’ (Deslandes, 2015) ou carrément invisible (Gomez, 2013). Mais il n’en devient pas pour autant moins réel. La dimension phénoménologique du vécu du travail est souvent délaissée dans les débats publics, alors qu’elle est centrale. Gérer, non seulement le cadre légal, mais le travail vécu et incarné, c’est une question d’humanité. C’est redonner de la dignité à ce qui occupe nos journées (Pérezts, Faÿ et Picard, 2015). Et y donner du sens dans la complexité même.

C’est donc la question de notre rapport au travail, en tant que travailleurs, qui doit être considérée avant toute chose. Penser le travail, c’est penser notre travail, se penser comme travailleur et comme travaillant, et non pas simplement comme ressource au service de la grande machine économique.

Mar Perezts, emlyon business school

Mar Perezts

Professeur en management, je poursuis une recherche transversale en croisant les problématiques gestionnaires et organisationnelles telles que l’éthique des affaires avec des approches puisées dans la philosophie et la sociologie. Mes travaux ont été publiés dans le Journal of Business Ethics, Organization et le European Management Journal, pour lesquels je suis relectrice. Je suis également membre du Centre de Recherche OCE (Organisations, Carrières et nouvelles Elites).

Plus d’informations sur Mar Perezts :
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Pour approfondir…

Des ressources ou des hommes: L'Antibible des RH, 2016, Fabienne Autier, Marie-Rachel Jacob, Mar Perezts

Autier, F., Jacob, M.-R., Pérezts, M. 2016, Des Ressources ou des Hommes ? L’Antibible des Ressources Humaines, 2e edition, Tours : Pearson France. ISBN : 978-2-7440-6642-9
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A lire également :

  • Perezts, M., Faÿ, E., Picard, S., 2015, “Ethics, Embodied life and Esprit de Corps: an ethnographic study with anti-money laundering analysts”, Organization. 22(2): 217-234.
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  • Autier, F., Ramboatiana, S., 2014, Travailler: pour quoi faire? Géréso Editions.
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  • Deslandes, G. 2015, « Le travail désaffecté ou la joie, enjeu managérial et social », Le Portique, 35 | 2015, document 4, mis en ligne le 10 mars 2016, consulté le 11 mars 2016.
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  • Gomez, P.-Y., 2013, Le Travail Invisible: enquête sur une disparition, François Bourin Editeur.
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