Pourquoi continuer d’imposer aux Etats des politiques budgétaires ultra-orthodoxes, alors que l’économie mondiale nage dans l’hétérodoxie monétaire la plus folle ?

 

Le rôle des banques centrales

Depuis la crise de 2008-2009 qui suivit la chute de la banque Lehman Brothers, les banques centrales sont à la manœuvre. Après avoir classiquement joué sur les taux directeurs jusqu’à les porter au voisinage de 0 % – situation inédite dans l’histoire du capitalisme -, elles ont continûment pratiqué depuis des politiques dites non conventionnelles. La vérité commanderait que l’on dise politiques totalement hétérodoxes. Aucun manuel de macroéconomie ni aucun économiste n’ont jamais enseigné que les banques centrales pussent procéder à une telle augmentation de la taille de leur bilan par l’achat d’actifs financiers de nature très variable (dettes immobilières, publiques, et privées dans une moindre mesure). Non seulement cela n’a jamais été imaginé, mais la doxa s’ingéniait à dresser la liste des conséquences désastreuses qui eût inéluctablement suivi cette pratique.

Sous la tente à oxygène

Ce qui nous interroge, c’est le décalage abyssal entre cette hétérodoxie monétaire, qui est à nouveau défendue par les acteurs des marchés financiers face aux turbulences boursières de ces derniers jours, et l’appel à la plus stricte des orthodoxies s’agissant de la conception de l’économie et de l’orientation des politiques budgétaires. Il est assez extraordinaire d’observer que les acteurs privés des marchés somment les banques centrales, institutions publiques indépendantes, de ne rien entreprendre qui mettrait en péril la valorisation des actifs financiers et nuirait aux intérêts du monde de la finance. Ceux qui vivent depuis 2008 sous la tente à oxygène publique que représente l’injection permanente de liquidités à leur avantage n’ont en revanche de cesse d’en appeler à l’accroissement de la concurrence, à la réduction des coûts salariaux et aux réformes structurelles des Etats.

Que les Grecs ou d’autres contestent cette rigueur libérale, ils sont traités avec condescendance («vous avez fait si peu d’efforts»), avec mépris («vous connaissez si peu le fonctionnement d’une économie libérale») et de façon si peu démocratique («vous élisez Syriza, mais c’est le monde de la finance représenté par la troïka qui commande»).

Capitalisme sans projet ou capitalisme entrepreneurial ?

Mais au fond, quel bilan pouvons-nous tirer de cette politique monétaire si peu conventionnelle ? Elle devait conduire à soutenir la croissance par la relance de l’investissement, mais rien ou si peu n’a été constaté. En revanche, les profits ne cessent d’être drainés dans les mains des actionnaires indirectement, par rachat d’actions, ou directement, par distribution de dividendes. Ce qui se joue sous nos yeux, c’est la continuité du capitalisme financier de la shareholder value (de la création de valeur pour l’actionnaire), comme expression d’un capitalisme sans projet, au service duquel la finance et les politiques monétaires sont tout entières dévouées, et non l’exercice d’un capitalisme industriel ou entrepreneurial. Cette politique non conventionnelle devait relancer l’inflation, et chaque jour qui passe elle renforce la déflation dans les secteurs les plus importants de l’économie réelle, mais alimente la bulle sur les actifs financiers ou immobiliers, favorisant la spéculation et les rémunérations hors norme du secteur financier.

Puisque tous nos repères sont bousculés, puisque la politique monétaire hétérodoxe a échoué, ne pourrions-nous pas penser une autre politique ? S’il s’agit de lutter contre la déflation, pourquoi ne pas pratiquer une politique budgétaire offensive par la distribution directe de pouvoir d’achat ? S’il s’agit de garantir la stabilité du système financier, pourquoi ne pas alléger le montant des dettes publiques, ce qu’il s’agira tôt ou tard de faire, comme le FMI l’a admis cet été, au moment de la négociation du troisième plan d’aide à la Grèce ? En outre, cette politique aurait le mérite de penser d’abord à l’homme avant que de penser au monde de la finance.

Méphistophélès

Démagogique, inimaginable et dangereux. Nous voyons d’avance la litanie des reproches qui nous sera adressée. Cette politique sera-t-elle pire que ce que nous lèguent huit ans de politique monétaire non conventionnelle ? Sera-t-elle pire que le piège qui nous a été tendu et qui conduit à tout faire pour que le monde de la finance ne connaisse jamais la baisse ? C’est à nos yeux effarant que l’on en soit à enjoindre les banquiers centraux à ne rien faire qui puisse être mal interprété par les marchés érigés en représentants de l’intérêt général. L’argument avancé est imparable : s’il y a crise financière elle aura inévitablement des conséquences dramatiques sur l’économie réelle, donc sur les hommes et les femmes. Alors protégez-nous et laissez-nous faire. Au vrai, ce n’est rien d’autre que du chantage. Prend-on autant de précaution avec les chômeurs, les pauvres, les exclus, tous ceux qui souffrent ?

Laissons Jens Weidmann qualifier la politique monétaire conduite depuis huit ans. En septembre 2012, le gouverneur de la Banque centrale allemande, la célèbre «Buba», comparait Mario Draghi et Ben Bernanke à Méphistophélès – le diable – en mettant en parallèle la politique monétaire actuelle et celle soufflée à l’empereur par Méphistophélès dans le second Faust de Goethe. Quelle est la politique la plus dangereuse pour notre avenir ?

Bernard Laurent, emlyon business schoolBernard Laurent

Dans le cadre de mon activité d’enseignement, je traite les questions de macro-économie, d’éthique des affaires, d’intégration économique européenne et d’environnement économique de la firme. Mes recherches se concentrent principalement sur la « doctrine sociale de l’Eglise ».
Depuis 2013, je suis Visiting Fellow au Von Hügel Institute (du College St Edmund – Université de Cambridge). Je suis également Conseiller, Vice-Président Délégué et Président de la commission 7 (Développement Humain et Société) au CESER Auvergne-Rhône-Alpes. J’occupe depuis 2004 le poste de conseiller scientifique et suis membre du conseil d’administration de l’IRES (Institut de Recherches Economiques et Sociales).

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