Olivier Bachelard, concepteur et coordinateur de l’ouvrage « Le bien-être au travail » (Presses de l’EHESP 2017) inscrit cette notion dans une perspective historique pour knowledge@emlyon et interroge son introduction dans le secteur du service public.

 

Les temps modernes

La genèse du bien-être au travail est marquée par des apports très différents, qu’il s’agissent d’artistes, de volontés politiques, d’influences institutionnelles, de structurations juridiques, de pratiques managériales et de gestion ou de l’éclairage des chercheurs. Dès 1936, Charlie Chaplin réalise une comédie dramatique, « Les temps modernes », qui présente le personnage de Charlot luttant pour survivre dans le monde industrialisé. Dix ans plus tard, sur le plan institutionnel, la définition du préambule à la constitution de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) affirme que « la santé est un état complet de bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité ». Cette définition de l’OMS nous indique que la santé ne relève pas seulement de la dimension biologique, mais aussi de l’ordre psychique et de l’ordre social. La santé est donc un état, un idéal qui résulte d’un équilibre, d’un sentiment d’harmonie multidimensionnel instable.

Une législation par étapes

En France, ce n’est qu’en 1898 que la loi du 9 avril marque un changement radical en matière de réparation des accidents du travail. L’employeur doit indemniser un accident d’origine professionnelle. En 1919, la législation des accidents du travail s’étend aux victimes de certaines maladies professionnelles. Dès 1946, l’assurance contre les risques professionnels est intégrée au sein de la sécurité sociale. En plus de l’indemnisation, la sécurité sociale se voit confier la mission de prévention des risques. Il est à noter que c’est la seule composante de la sécurité sociale qui fonctionne selon une logique actuarielle (l’employeur cotise au prorata de la sinistralité qu’il génère).

La création de l’Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail (ANACT) est une autre étape marquante en France. Cet établissement public à caractère administratif français créé en 1973, est placé sous la tutelle du Ministère du Travail, de l’Emploi et de la Santé. Le contexte était celui d’une France industrielle marquée par le travail à la chaine, avec une focalisation sur les conditions physiques de travail. Savall (1978), avec son ouvrage Enrichir le travail humain, présente une approche économique de l’organisation du travail. Dans les années 1980, les travaux des chercheurs ont davantage porté sur la Qualité de Vie au Travail en intégrant les organisations, les horaires de travail, avant de se focaliser dans les années 1990 sur l’équilibre entre la vie professionnelle et la vie personnelle. Dans les années 2000, avec la médiatisation du phénomène de harcèlement moral – médiatisation qui a réellement débuté avec la publication du livre de Hirigoyen (1998) et son concept de pervers-narcissique -, la notion de risques psychosociaux occupe le devant de la scène. Neveu (2003) attire l’attention sur les problématiques d’épuisement professionnel. Ce n’est que très récemment que la notion de bien-être au travail s’est imposée. L’un des précurseurs étant Thévenet (2000), mais à l’époque, le plaisir de travailler était moins populaire que la dénonciation de la souffrance au travail (le fameux tripalium a la vie dure depuis son utilisation par les romains envers les esclaves rebelles). En 2010, le rapport au Premier ministre « Bien être et efficacité au travail » rédigé par Lachmann, Larose et Pénicaud, propose des solutions pour améliorer le bien-être au travail. Depuis, Muriel Penicaud, co-auteur du rapport et alors Directrice générale des Ressources Humaines du Groupe Danone, vient d’ailleurs d’être nommée Ministre du travail dans le gouvernement Philippe.

Vers un management du bien-être au travail

Il a donc fallu attendre plus de 60 ans, depuis le préambule de l’OMS, pour que le bien-être au travail devienne en France un objet de gestion identifié et pertinent pour les entreprises comme pour les chercheurs. La Gestion des Ressources Humaines a vu son développement étroitement associé à l’histoire industrielle. Les différents problèmes à résoudre étaient orientés selon les modes de production dominants à différentes époques, comme l’a bien montré Fombonne (2001). Les modèles de gestion des hommes qui se sont enchaînés à travers l’histoire reflètent aussi l’évolution des sciences sociales, ainsi que leur implication progressive dans les problématiques industrielles.

Aujourd’hui, les pratiques de management du bien-être au travail concernent tout autant les directions générales, les services fonctionnels, dont la GRH, que les lignes d’encadrement, Bachelard (2017). Ainsi, il revient aux managers de s’assurer que le pilotage opérationnel du management du bien-être au travail et sa mise en œuvre par les différents acteurs de l’entreprise (CHSCT, managers, agents), seront conformes à la stratégie définie par la direction.

Un investissement de forme

Les différentes pratiques du dirigeant nous renvoient à la question de la pertinence des politiques et des outils du bien-être au travail, ainsi qu’à sa cohérence avec la politique de GRH. Par exemple, une injonction objective et rationnelle de qualité de service d’une direction générale doit être en phase avec la perception subjective que les agents se font de cette dernière. Elle doit être appropriée par l’ensemble du collectif de travail de l’entité considérée, le tout inscrit dans le contexte nécessairement contingent. De plus, le degré de formalisation des outils peut être très variable, de même que les résultats de ce choix. Une absence d’outil formalisé peut s’accompagner dans des structures de petites tailles, d’un fonctionnement efficient. Par exemple, l’absence de suivi d’indicateurs comme l’absentéisme de courte durée, peut très bien s’accompagner, si nous le calculons effectivement, d’un taux très faible, si la conscientisation et l’appropriation par le collectif de travail sont réelles. En revanche, les structures complexes, de grandes tailles, compte tenu de la multiplicité des agents concernés, de la diversité des métiers, de l’absence de régulations directes, doivent être en mesure d’afficher des instruments ou des dispositifs de gestion dans les différents champs de la GRH et du management du bien-être au travail, donc « d’un investissement de forme ».

Cet investissement de forme, structurant aussi bien la stratégie adoptée que le contenu concret des actions mises en œuvre, doit permettre des gains de quatre natures complémentaires :

  • Des gains d’efficience et de qualité de service (indicateurs bien maitrisés),
  • Un développement de dynamique collective (qualité des relations interpersonnelles et de la coopération, espace de paroles et d’échanges, clarification des processus de décision, soutien et disponibilité de la hiérarchie, développement de l’autonomie avec les moyens associés,…)
  • Une amélioration du bien-être et de la qualité de vie au travail (prendre en compte la réalité vécue par agents au-delà du prescrit, prendre en compte l’histoire collective, partage de sens du travail, garantie d’une justice organisationnelle,…)
  • Un apaisement des relations sociales.

« 74 % des salariés voudraient plus d’autonomie dans les décisions »

L’enquête CFDT de 2017 qui repose sur un échantillon de 200.000 salariés ayant répondu à 172 questions montre les progrès réalisés. 76 % des salariés affirment aimer leur travail, même si des pistes d’amélioration demeurent. Par exemple, cette même enquête montre que 74 % des salariés voudraient plus d’autonomie dans les décisions.

A titre d’exemple du chemin parcouru, comme le montre Masse (2017), le cadre juridique de la fonction publique, en matière de santé au travail et de bien-être, a profondément changé en trois accords successifs : novembre 2009 sur la santé-sécurité au travail, octobre 2013 sur la prévention des risques psychosociaux et février 2015 sur la qualité de vie au travail. Le passage de la prévention des risques à la construction de la santé au travail a développé une dynamique de régulation sociale qui favorise le bien-être au travail. Cette obligation légale peut devenir une opportunité que saisit le dirigeant public pour peser sur les membres de l’encadrement, afin de parvenir à formaliser une politique et sa mise en œuvre. Le travail sur cette problématique peut même, in fine, être l’occasion pour le dirigeant de développer un projet cohérent, intégré et de longue haleine pour innover et structurer le champ du bien-être au travail et de la performance.

Le travail invisible

Les travaux comme ceux de Clot (2010) et son célèbre ouvrage Le travail à cœur pour en finir avec les risques psychosociaux ont alerté sur la perte de sens du travail et le phénomène de désengagement que les managers de terrain avaient déjà largement constatés. Le travail réel est progressivement devenu invisible comme le dénonce Gomez (2012) « La gestion du travail a été opérée à partir d’écrans, de tableaux, de normes, d’indicateurs de traçabilité et de suivis, de reportings, de systèmes informatisés de gestion de flux, de systèmes de contrôle de gestion, etc… Les organisations sont devenues des appareils à extraire de l’information destinée à assurer, en flux continu et de bas en haut, la concordance entre le résultat observé à tous les niveaux et le résultat prescrit au sommet ». Ce phénomène concerne les organisations publiques et les entreprises privées soumises à une organisation bureaucratiques et dont les résultats sont reliés à des objectifs financiers. Gomez (2012) nous alerte donc sur la nécessité de prendre en compte le travail dans sa globalité, c’est-à-dire par-delà la dimension objective survalorisée de bien intégrer les dimensions subjectives et collectives du travail. Le leadership est donc un outil pertinent de développement de compétences collectives, Bachelard, Normand (2014).

Pour une optimisation de la qualité de service

En résumé, la prise en compte intégrée de la problématique du bien-être au travail, de la qualité de vie dans la politique générale d’une organisation est selon nous, source de performances économiques et sociales aussi bien dans les entreprises privées que publiques. Des réflexions ancrées sur les pratiques permettent de consolider la prévention primaire, anticipatrice, de manière à éviter au maximum le développement dans nos organisations de processus pathogènes à l’origine de trop nombreuses situations de souffrances retournées contre les agents eux-mêmes (maladies), contre les collègues de travail (conflits), ou contre les usagers (agressivité et perte de qualité de service). Au contraire, la confrontation des pratiques managériales, le partage d’expérience, le développement de la recherche en matière de bien-être, de qualité de vie au travail, articulés avec un développement des formations initiales et continues, vont dans le sens de la performance globale de nos organisations publiques et de l’optimisation de la qualité de service.

Olivier Bachelard, emlyon business school

Olivier Bachelard

Actuellement professeur à emlyon business school et directeur du campus de Saint-Étienne, j’ai auparavant exercé une carrière d’enseignant-chercheur, puis de directeur de la formation continue de l’École Nationale Supérieure de la Sécurité Sociale (EN3S), et de directeur délégué de l’École Supérieure de Commerce (ESC) Saint-Étienne. Psychologue du travail, Docteur, Habilité à Diriger des Recherches (HDR) en sciences de gestion, mes recherches portent sur le management, la gestion des ressources humaines et la santé au travail. Je suis l’auteur de nombreux articles et ouvrages dont : Vers un leadership au service du management public. Favoriser l’émergence de compétences collectives, avec Romuald Normand, CNDP, 2014 et Le bien-être au travail, Presse de l’EHESP, 2017.

Plus d’informations sur Olivier Bachelard :
• Son CV en ligne
• Son profil Viadeo


Pour approfondir…

 

  • Bachelard, O., Loiseau, N. (pref.), (2017), Le bien-être au travail. Rennes : Presses de l’EHESP, 204 p. ISBN : 978-2-8109-0557-7.
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  • Bachelard O., Normand R., (2014), Vers un leadership au service du management public. Favoriser l’émergence de compétences collectives, éditions CANOPE.
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  • Clot Y., (2010), Le travail à cœur. Pour en finir avec les risques psychosociaux, La découverte.
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  • Fombonne J., (2001), L’affirmation de la fonction personnel dans les entreprises, (France 1830-1990), vuibert
  • Gomez P-Y., (2012), Le travail invisible, François Bourin.
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  • Hirigoyen M-F., (1998), Le harcèlement moral : la violence perverse au quotidien, Éditions La Découverte & Syros.
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  • Lachmann H., Larose C., Penicaud M., (2010), Bien-être et efficacité au travail – 10 propositions pour améliorer la santé psychologique au travail, rapport fait à la demande du Premier ministre
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  • Masse M., (2017), Gouvernance, dialogue social et bien-être au travail, in Bachelard O., Le bien-être au travail. Pour un service public performant et bienveillant, Presses de l’EHESP.
  • Neveu J-P., (2003), Stress et épuisement professionnel, in Allouche J., Encyclopédie des ressources humaines, Paris, Vuibert, pp 1421,1425.
  • Savall, H., (1978), Enrichir le travail humain, Bordas.
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  • Thévenet, M., (2000), Le plaisir de travailler, Les Editions d’Organisation.
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