Jean-Louis Magakian, professeur de stratégie et expert dans l’analyse des activités cognitives en entreprises, nous éclaire ici sur les raisons sous-jacentes de l’hypocrisie souvent constatée entrez discours et pratique au sein des organisations.

 

Dans les organisations le dire et le faire ne se réalisent pas de concert ! Qui n’en a pas fait l’expérience ? Partir de la question de la rationalité et des contraintes économiques aide à comprendre cette hypocrisie. D’une part, la rationalité limitée de Simon : nos raisons d’agir sont déterminées par nos connaissances et nos pratiques ; d’autre part, l’imagination de Shackle : nos raisons d’agir sont avant tout pensées et imaginées. Entre ces deux points de vue, la démarche originale de Nils Brunsson*, qui permet de répondre rationnellement aux contraintes incohérentes dans les organisations et de poser l’hypocrisie comme une pratique collective.

Brunsson constate qu’une organisation est en tension entre deux réalités organisationnelles : l’organisation des actions tangibles et les discours formels et politiques en réponse aux contraintes de l’environnement. Dans cet entre-deux subsiste une contradiction: les idées sont rapidement affirmées à ceux qui interagissent avec l’entreprise, indépendamment des actions nécessaires pour produire un ajustement avec ces idées. C’est le cas, par exemple, quand une organisation affirme une nouvelle stratégie budgétaire sans jamais la suivre.

Mais le recours à l’hypocrisie permet de stabiliser temporairement l’organisation face aux exigences antagonistes de l’environnement et des idées en vogue, voire d’échapper à une crise organisationnelle due à l’irréalisme des discours. Cette hypocrisie constitue un espace d’ajustement entre l’interne et l’externe. Elle est le résultat d’un relâchement des pratiques managériales d’une partie de l’organisation (la stratégie) sur une autre partie (les actions collectives), ce relâchement permettant à l’une comme à l’autre d’agir et de coexister sans confrontation. Ce découplage aide même l’organisation à faire la transition nécessaire pour tendre vers un nouvel état.

Bien sûr cette hypocrisie n’est jamais dévoilée sous peine d’être rejetée moralement ou politiquement. Certaines affaires, dans le monde de la banque ou de l’automobile, n’en seraient-elles pas les témoins ? Se pose alors la question impérieuse de développer de nouvelles pratiques collectives pour justement surmonter l’accélération des contradictions économiques.

* « The Organization of Hypocrisy », 2ème éd., (Copenhagen Business School Press, 2002)


Cet article a préalablement été publié dans la revue Les Echos Business du 3 juillet 2017.

Jean-Louis Magakian, emlyon business school

Jean-Louis Magakian

Professeur en stratégie et organisation, mon travail porte sur les activités cognitives en entreprises et dans les organisations au travers de la théorie de l’activité. Ce cadre de recherche s’insère dans l’étude opérationnelle des nouveaux critères de recherche relatifs aux activités cognitives, aux formes de discours (langages naturels, codifiés, symboliques) et aux relations technologie/organisation. En entreprise, ce champ d’études se situe au niveau des interactions entre les dirigeants et l’ensemble des parties prenantes de la décision stratégique. Il intervient aussi au niveau organisationnel dans les contextes collaboratifs d’innovations collectives et participatives.

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Pour approfondir…

  • Brunsson, N. (2002). The Organization of Hypocrisy: Talk, Decisions and Actions in Organizations (2nd Ed.). Copenhagen: Copenhagen Business School Press, 242 p. ISBN: 978-8763001069.
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