Pendant la seule année 2017, 1,3 billions de photos (1012) devraient être prises, contre environ 90 milliards par an en 2000 et 350 milliards en 2010. Chaque jour ce sont 350 millions de photos qui sont partagées sur Facebook et 80 millions sur Instagram. Chaque minute, 300 heures de vidéos sont uploadées sur Youtube… Ces chiffres illustrent le rythme effréné de création d’images dans notre société.

 

L’explosion du nombre d’images produites a modifié notre culture visuelle contemporaine. Photographier son chat dans une position amusante ou filmer la rentrée de son enfant et partager ces images sont aujourd’hui des comportements communs et normaux alors qu’ils auraient paru bizarres voire inappropriés il y a encore dix ans.

Les smartphones, véritables couteaux suisses du quotidien, ont modifié nos habitudes. En réunissant un appareil photo/caméra, des applications de retouche d’images et une connexion à internet, ils ont conduit à l’explosion du nombre d’images produites et partagées. Ceci a mené à l’émergence de ce qu’il convient d’appeler l’« image connectée » : un système dans lequel l’image est par essence immédiatement modifiable, partageable et stockable.

L’image connectée libère l’image de son support matériel. Elle dissout la frontière entre photographie et vidéo. Elle revisite l’opposition producteur/consommateur d’images puisque chacun ou presque est régulièrement les deux. Connectée, l’image n’est plus cantonnée au cercle familial restreint et peut potentiellement être visionnée par tout le monde. Ce faisant, les frontières de l’intime se voient redéfinies ou au moins interrogées.

Changement des images

Les parents prennent aujourd’hui plusieurs centaines d’images de leurs enfants par mois lorsque leurs propres parents en faisaient autant pendant toute leur enfance. L’affranchissement des coûts inhérents aux pellicules et cassettes vidéo incite les parents à multiplier les images mais aussi à capturer des moments dont la captation aurait choqué il y a vingt ans. Il n’est plus rare que les parents filment ou prennent des photos lors de l’accouchement d’un enfant.

Des phénomènes comme l’unboxing (des vidéos de personnes en train d’ouvrir les emballages d’objets divers) ou le foodporn (des millions de photos de nourritures mises en scène) sont les fruits de cette transformation. Longtemps réservées aux événements notables, la photo et la vidéo sont désormais des médias du quotidien, captant l’ordinaire (son repas) au moins autant que l’exceptionnel (son mariage). L’image connectée participe à la transformation des images : en seulement dix ans, ce que l’on peut capturer a été totalement redéfini.

Modification du statut de l’image

L’image connectée est partout. Mais surtout, elle se partage. Les médias sociaux comme Facebook ou Instagram débordent d’images personnelles des utilisateurs. L’image connectée a fait évoluer la définition des images partageables. Anodin en apparence, ce changement contribue à la redéfinition des frontières public/privé.

En outre, l’image connectée conduit beaucoup de personnes à vouloir enregistrer visuellement leurs expériences. Se promener aux alentours d’un monument célèbre est le plus sûr moyen de rencontrer de nombreux touristes… tournant le dos au monument qu’ils visitent afin de réaliser un selfie… L’image est devenue une fin en soi, à côté de l’expérience elle-même. Il est au moins aussi important d’avoir une photo de soi devant la Joconde que de l’avoir admiré « en vrai ».

L’individu producteur de contenus

A bien des égards, une expérience non captée (et/ou non partagée) est aujourd’hui perçue comme non vécue. Les parents d’adolescents constatent quotidiennement que leurs enfants étalent leur vie sur les réseaux sociaux, jusqu’à contempler un paysage magnifique par le biais de l’écran de leur smartphone. A l’image des marques commerciales ou des stars médiatiques, les individus se conçoivent comme des producteurs de contenus. Ils veulent produire régulièrement du contenu nouveau pour le publier sur les médias sociaux afin de se mettre en représentation. C’est pourquoi ils choisissent attentivement les images susceptibles de plaire à leurs « followers ».

Transformation de l’objet de l’expérience

Pour beaucoup, les commentaires des « followers » deviennent un instrument d’évaluation de leur propre expérience. Un nombre élevé de commentaires positifs devient en soi une expérience agréable. Ceci transforme le vécu : déguster une glace en plein été est à la fois une consommation (gustative et rafraichissante) et une production (de contenus partagés sur les médias sociaux). Une glace délicieuse qui ne serait pas visuellement attractive pourrait conduire à des commentaires négatifs et in fine avoir un impact négatif sur l’image du restaurant. Cette nouvelle réalité implique que les marques adaptent leurs offres : le packaging du produit, la beauté du repas. La consommation d’images a également évolué. Alors que les joueurs de jeux vidéo prenaient plaisir à jouer eux-mêmes, des millions de personnes visionnent aujourd’hui des vidéos d’autres joueurs en train de jouer et de commenter leurs actions. De même, pour comprendre les millions de vues de vidéos de chats coincés dans une boîte de carton, il faut prendre en considération la transformation apportée par l’image connectée à l’objet de consommation.

Adaptation de la stratégie marketing

La connexion permanente de l’image parait anodine mais ses répercussions sur les modes de vie des individus et sur les entreprises sont considérables. Tout ce que vit l’individu peut être capté et partagé. Pour cette raison, les marques ne peuvent plus ignorer les contenus produits par leurs consommateurs. La marque Ferrari par exemple compte plus de 11 millions de photos taguées sur Intagram pour « seulement » 830 photos publiées par le compte officiel de la marque. A l’inverse, American Airlines a été contrainte de présenter des excuses suite à la diffusion sur les médias sociaux d’une vidéo montrant une mère en larme rudoyée par des employés de la compagnie aérienne.

Le développement de l’image connectée et plus généralement des médias sociaux diminue le contrôle des marques sur leur image mais accroit la sincérité perçue du message et l’ampleur du contenu produit. Les marques ne doivent plus nécessairement produire tout le contenu mais s’efforcer de devenir les curatrices des contenus créés par leurs consommateurs et leurs fans… à condition de répondre aux attentes des clients en matière de qualité. En effet, tout manquement ou toute expérience problématique est susceptible d’être documenté par des images publiées sur les médias sociaux.

Pour ces raisons, le marketing ne doit pas (ou plus) être une simple opération de communication et d’embellissement d’une offre mais une réelle orientation client capable d’envisager l’expérience proposée du point de vue des clients, dans tous les sens du terme !

Lionel Sitz, emlyon business school

Lionel Sitz

En tant que professeur j’enseigne principalement le branding, le comportement du consommateur, la sociologie et l’anthropologie de la consommation. En tant que chercheur, je travaille sur les communautés de marque, les relations entre ethnicité et consommation, la résistance des consommateurs et les expériences de magasinage. Je m’intéresse en particulier au statut des marques dans notre culture, aux modes de vie dans une société connectée, à la passion des consommateurs et aux relations entre ethnicité et consommation, … Ce faisant, j’aborde des dimensions telles que les mouvements sociaux de consommateurs, la construction d’identités collectives, la sociologie, l’anthropologie et la vidéographie.

Plus d’informations sur Lionel Sitz :
• Son CV en ligne
• Son profil Viadeo
• Son profil ResearchGate
• Son profil Academia


Pour approfondir…