Si on prête attention au discours ambiant, changer d’emploi à tout va serait la nouvelle norme pour les jeunes actifs. N’entendons-nous pas dire que les Millenials s’attendent à être aussi bien soutenus et valorisés que challengés dans leurs missions ? Que si un employeur ne leur apporte pas tout cela à la fois, ils partiront tout simplement voir ailleurs ? Les jeunes actifs sont connectés et agiles. Passer d’une fonction à une autre ne les impressionne pas.

 

Et pourtant, selon leurs ambitions, certains devraient prendre un temps de réflexion avant de se lancer tête baissée dans la « gig economy ». Une étude récente menée par Bernard Forgues et une équipe de chercheurs analyse les parcours professionnels des grands dirigeants à la tête des entreprises du Fortune 100. Elle met en évidence qu’une carrière menée tous azimuts n’est pas forcément la meilleure approche pour un jeune actif dont l’ambition est de gravir les échelons jusqu’au sommet. Bernard Forgues nous en livre les conclusions.

Pourquoi avoir choisi d’étudier les carrières de grands dirigeants ?

Les grands dirigeants constituent un groupe intéressant car ils attirent l’attention, comme le prouve la liste établie par Fortune. Les gens ont envie de connaître leur mode de fonctionnement, comment ils s’y sont pris pour réussir. Ils publient des livres, occupent le devant de la scène publique. On constate une vraie fascination pour leurs habitudes et leurs rituels. Sans compter qu’ils façonnent la société et incarnent les organisations auxquelles les gens s’intéressent. À ce titre, Ils font l’objet de nombreuses recherches, au point de devenir sans doute le groupe d’individus le plus étudié par les chercheurs au sein des organisations à but lucratif. Les étudiants en management les admirent et les considèrent comme des modèles à suivre. Mais, compte-tenu de la transformation du marché du travail ces vingt dernières années, qu’est-ce que cela signifie pour ceux qui visent le sommet ? Les carrières de dirigeants ont-elles suivi la même évolution ou connaissent-elles un cheminement qui leur est propre ?

 Comment avez-vous abordé la question ?

Nous avons décidé de passer au crible le parcours professionnel des plus grands dirigeants. Nous sommes donc partis de la liste Fortune 100 des plus grandes entreprises mondiales. Pour chacune de ces sociétés, nous avons étudié toutes les évolutions étapes de carrière du PDG, depuis ses débuts jusqu’à aujourd’hui. Figuraient notamment dans ce Top 100 des personnalités telles que Michael Duke chez Walmart, Jeff Bezos pour Amazon ou James Dimon chez JPMorgan Chase.

Nous avons examiné en particulier trois variables sur chaque année, à savoir le statut du poste tenu, la fonction occupée et, le cas échéant, tout changement d’emploi au cours de l’année précédente. À l’aide de l’analyse de séquences, nous avons dégagé des tendances dans les parcours professionnels étudiés. Nous leur avons ensuite appliqué des techniques d’agrégation pour identifier des groupes distincts de trajectoires de carrière ayant permis à ces individus d’atteindre le niveau de management le plus élevé.

Qu’en avez-vous conclu ? 

Les résultats se sont avérés très intéressants, car à contrecourant du discours actuel. En substance, nous avons découvert que pour être devenir PDG d’une très grande entreprise, il vaut mieux privilégier une progression de carrière linéaire classique. 37 % des dirigeants de la liste travaillaient pour la même société depuis le début de leur carrière. Bien qu’il leur ait fallu en moyenne près de 28 ans pour atteindre le poste le plus élevé, les PDG ne totalisaient qu’une moyenne de 2,7 employeurs au cours de cette période. D’autre part, changer de secteur d’activité s’est également révélé plutôt rare. Parmi les dirigeants présents dans le classement, 62 n’ont travaillé que dans une seule branche d’activité – avec seulement 1,6 secteurs par PDG en moyenne sur l’ensemble des 100 dirigeants étudiés.

Être promu à intervalles réguliers constituait aussi un facteur clé, les PDG ayant changé de poste 9,3 fois en moyenne au cours de leur ascension jusqu’au sommet. La durée moyenne à chaque poste entre deux promotions était de trois ans.

Quel est votre message pour ceux qui souhaitent grimper les échelons jusqu’au sommet ?

Le constat de cette analyse est très clair. La carrière type a énormément changé ces vingt dernières années. Les gens occupent davantage d’emplois différents au cours de leur vie. Ils sont globalement plus enclins à changer de secteur et de fonction. Toutefois, si vous souhaitez entrer dans le cercle fermé des plus grands dirigeants, vous avez intérêt à vous montrer un peu plus conservateur dans vos choix de carrière. Certains considèrent que s’essayer à différentes choses et accumuler les  expériences améliorera leurs chances d’être employés (et promus). Pour ce qui concerne les fonctions les plus élevées, les entreprises préfèrent des parcours professionnels logiques et linéaires, marqués par une progression constante.

Bernard Forgues - emlyon business school

Bernard Forgues

Professeur de stratégie des organisations, je m’intéresse en particulier à l’impact de la technologie sur les organisations dans leur dimension stratégique. En ce sens, ma recherche se focalise sur les principales opportunités et contraintes rencontrées par les organisations. À titre d’exemple, j’ai notamment étudié la manière dont les acteurs du secteur de l’hôtellerie se sont adaptés à l’irruption des plateformes d’évaluation comme TripAdvisor. En plus de mes activités d’enseignement et de recherche, je suis directeur de STORM, le centre de recherche en stratégie des organisations d’emlyon business school. Je suis également vice-Président d’EGOS, la plus grande association académique européenne de chercheurs en théorie des organisations.

Plus d’informations sur Bernard Forgues:
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• Sa page STORM


Pour approfondir…

  • Koch, M., Forgues, B., Monties, V. (2017). The Way to the Top: Career Patterns of Fortune 100 CEOS. Human Resource Management, 56 (2): 267–285. DOI: 10.1002/hrm.21759.
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