Beaucoup annoncent la fin du management. Pour certains, le management ne peut plus se concevoir comme étant la formalisation de la délégation de décision, fondement du modèle bureaucratique. Pour d’autres, comme les promoteurs des organisations libérées ou de l’holacratie, l’accroissement de la complexité en entreprise implique la disparition des managers pour laisser libre cours aux initiatives locales. Avec la digitalisation des entreprises, les contextes prennent le dessus sur les managers. Les acteurs ont intériorisé la finalité du management pour en arriver à un nouveau souci de soi, se transformant en égopreneurs. Une nouvelle lecture de la notion de management s’impose…

 

La fin du modèle productivité/hiérarchie

La notion de management provient des années productivistes du XIX et XXèmes siècles. Les innovations se succèdent alors entrainant une profonde transformation des modèles productifs et des mutations sociologiques. L’électricité, le train, l’automobile, l’acier, ou l’intégration des technologies de production intensives dans l’industrie alimentaire et du textile, tout ceci provoque un basculement des modèles productifs. En Europe, ces mutations se combinent avec les effets des guerres mondiales, lesquelles entrainent une accélération d’une économie de rattrapage : après la destruction il faut reconstruire vite et importer les modèles organisationnels mis en place aux Etats-Unis pendant ces conflits. Il ne faut donc pas oublier que si les modèles dominants du management sont essentiellement productivistes, ce n’est finalement qu’un héritage de cette économie de rattrapage. Bref, le management hiérarchique et du contrôle n’est qu’un prolongement du phénomène destruction/reconstruction.

Place au modèle algorithmes/cognition distribuée

Avec la digitalisation, la donne est différente. Conséquence, le contrôle comme toutes les décisions prévisibles sont ou seront confiés aux pratiques algorithmiques. Le management contrôle/décision se déplace du niveau des compétences personnelles au niveau d’un environnement composé d’algorithmes. Dans ce contexte, les acteurs devront se focaliser vers des activités nécessitant une mise en situation de soi pour réaliser des activités complémentaires à l’emprise des algorithmes: la créativité, l’imagination, l’attention, la passion, le plaisir, le jeu, les émotions etc… Contrairement à la réalisation d’une tâche, l’activité nécessite une combinaison de ressources distinctives qui dépasse les pratiques managériales, échappant à toute forme de contrôle externe. La notion d’activité induit la puissance et la conscience de l’agir mais aussi une conscience de la finalité de cet agir. Le temps n’est plus celui de l’exécution d’un coté et de l’expertise de l’autre, mais le temps d’un engagement attentionnel, passionnel ou imaginaire pour réaliser une activité qui ne pourrait être conduite en finalité par les machines algorithmiques. C’est cet engagement dans les activités qui est au centre des start-up, fab-lab ou tiers-lieux : imaginer un état futur, penser une fonctionnalité, construire une idée. Là où la fonction managériale et l’organisation impliquaient une mise en conformité des actions avec un modèle préétabli, on assiste à la montée en puissance de ces contextes avec une organisation formelle réduite pour laisser émerger une activité collective : intelligence collective, co-construction, entre-aide, collaboration/conception etc. L’entreprise devient plus un dispositif d’intellection homme/machine qu’un dispositif de production. Le management sert alors de « metteur en scène » entre des contextes matériels et les relations cognitives combinant les individus (collaborateurs et consommateurs) et les objets techniques : la base même de la notion de « distributed cognition ». Les activités cognitives sont distribuées dans un environnement homme/machine.

Individuation versus individualisation

L’organisation devient un contexte relationnel, un environnement ouvert pour réaliser des activités opérées par des acteurs venus amplifier leurs caractéristiques irremplaçables : il s’agit de se donner les moyens de « s’individuer » face au risque de substitution algorithmique. Il faudra distinguer la notion « d’individuation » de « l’individualisation ». L’individuation, une idée initiée par Durkheim, Jung et Simondon, consiste en la possibilité de se distinguer des autres individus sans pour autant s’isoler du collectif. Ces mutations du management conduisent à une autonomisation des acteurs à l’égard des entreprises, au rejet du contrat de subordination et de la hiérarchie, mais aussi au déclin de la relation d’appartenance à l’entreprise en faveur d’autres critères individuant comme l’encapacitation (empowerment). S’il s’agit bien de la fin du management, il s’agit surtout de la fin du management de subordination et l’avènement d’un management d’une multitude d’auto-entrepreneurs, appelons les plutôt des égopreneurs, qui cherchent à investir, développer et maintenir leurs propres capacités pour diriger leur compétitivité en complémentarité avec les contextes algorithmiques. De plus en plus, l’entreprise ne deviendra qu’un point de passage pour offrir ce contexte d’encapacitation spécifique à développer l’individuation de chacun.


La version originale de cet article est parue dans la revue Courrier Cadres, numéro 116, septembre 2018.

 

Jean-Louis Magakian

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Professeur en stratégie et organisation, mon travail porte sur les activités cognitives en entreprises et dans les organisations au travers de la théorie de l’activité. Ce cadre de recherche s’insère dans l’étude opérationnelle des nouveaux critères de recherche relatifs aux activités cognitives, aux formes de discours (langages naturels, codifiés, symboliques) et aux relations technologie/organisation. En entreprise, ce champ d’études se situe au niveau des interactions entre les dirigeants et l’ensemble des parties prenantes de la décision stratégique. Il intervient aussi au niveau organisationnel dans les contextes collaboratifs d’innovations collectives et participatives.

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