Il ne se passe pas un jour sans que soient évoquées les avancées, transformations et craintes liées à l’intelligence artificielle, et ce, dans tous les domaines : sécurité, travail, transports, énergie ou santé. François Le Grand expose ici son travail de recherche, mené avec Nicolas Houy*, sur les applications de l’IA à la médecine, en particulier dans l’optimisation de l’établissement des protocoles de soin en oncologie. Quand l’IA devient un outil d’aide à la décision pour choisir la combinaison de traitement la plus favorable. Explications.

 

Qu’entend-on par IA ?

L’IA est actuellement un terme très à la mode, qui est presque devenu synonyme de révolution dans le domaine médical. Comme il n’est pas toujours facile pour un observateur extérieur, qu’il soit investisseur, client ou patient, de savoir ce la technologie recouvre, le terme peut parfois être utilisé abusivement, notamment dans les communiqués de presse de certaines technologies. Pour celles-ci, le rôle exact de l’IA n’est pas toujours clairement explicité et même ne semble pas toujours une solution pertinente. La suspicion est donc légitime.

Pour éviter ces difficultés, nous parlerons ici uniquement des applications qui correspondent à des éléments vérifiables, que ce soient des publications scientifiques ou des logiciels open-source. Dans les grandes lignes, l’IA est aujourd’hui utile en médecine dans deux grands domaines : l’analyse statistique et l’optimisation. C’est dans ce dernier domaine que Nicolas et moi travaillons.

L’IA pour l’analyse statistique

L’IA est un excellent outil pour mettre en évidence des relations statistiques, possiblement complexes, dans de très grandes quantités de données. En médecine, les données les plus « simples » sont les images médicales, qu’il s’agisse de photos, de radios, d’IRM, de scanner, etc. Une image est une donnée statique et homogène. De manière générale, les images médicales sont par exemple bien moins complexes que ne peut l’être le dossier médical d’un patient qui agrège différents types de données (images, analyses sanguines, examens cliniques, données physiologiques, etc.) et qui inclut une dimension temporelle. De plus, ces données sont disponibles en très grandes quantités, ce qui permet d' »entraîner » les modèles d’IA au mieux. Aujourd’hui, l’IA est utilisée pour poser des diagnostics à partir d’images médicales. Le résultat est excellent et l’IA est aussi, voire davantage, performant que les spécialistes humains du domaine. En revanche, l’IA est hyper spécialisée, et ne peut le plus souvent que traiter un type d’images pour une maladie ou une famille de maladies. Sans vouloir être exhaustif, on peut citer les exemples suivants : reconnaissance de différents types de cancer de la peau à partir de photos, détection de la tuberculose ou de pneumonies depuis des radiographies, diagnostic de rétinopathies diabétiques à partir d’images de fond d’œil. En plus de la détection de maladies, l’analyse de radios a aussi été utilisée avec succès pour prédire les possibilités de guérison de patients atteints du cancer.

Les résultats de l’IA dans ce domaine sont impressionnants et font de l’ordinateur un puissant outil d’aide à la décision pour les médecins et les radiologues. Néanmoins, ils ne sont pas amenés à remplacer les radiologues demain. D’autres aspects ne sont pas à oublier, à savoir les aspects humain, notamment pour annoncer le résultat parfois douloureux d’une imagerie, juridique, lié à la responsabilité autour d’une erreur de diagnostic toujours possible avec une IA, et enfin déontologique pour confirmer le diagnostic de l’IA qui aurait pu manquer un point évident pour lequel elle n’est pas entraînée.

L’IA en optimisation

Un autre champ d’application de l’IA est celui de l’optimisation. C’est dans ce domaine que Nicolas et moi travaillons. Nous allons commencer par expliquer comment l’optimisation peut être utilisée en médecine et en particulier dans l’établissement des protocoles de soin en oncologie. Le paradigme standard en chimiothérapie consiste à lutter directement contre la tumeur en administrant des doses massives de cytotoxique sur quelques jours, suivis d’une assez longue phase de repos puis de répéter ce cycle combinant traitement et repos un certain nombre de fois. Si ce type de protocoles fonctionne dans certains cas, il a aussi pour inconvénient de conduire à des phénomènes de résistance de la tumeur, qui devient de moins en moins sensible au traitement, ainsi que de s’accompagner d’effets secondaires délétères. En effet, en plus de s’attaquer aux cellules cancéreuses, les cytotoxiques contribuent aussi à diminuer le nombre de cellules sanguines et peuvent ainsi induire fatigue et immuno-dépression. D’ailleurs, dans le protocole standard, les doses administrées correspondent à la « dose maximale tolérable » (Maximum Tolerated Dose en anglais), qui est fixée de telle façon que les effets secondaires restent acceptables. Dans les années 1990-2000, un nouveau type de paradigme a émergé, la chimiothérapie métronomique, reposant sur des doses de cytotoxique faibles mais administrées quasi-quotidiennement. L’idée n’est plus de s’attaquer à la tumeur directement mais de viser le système vasculaire irriguant de la tumeur pour l' »étouffer ». Il s’agit en quelque sorte de l’opposé du paradigme standard. Les essais cliniques n’ont pas permis de conclure de manière tranchée entre les deux paradigmes, suggérant même qu’il faudrait explorer d’autres types de protocoles. Néanmoins, utiliser des essais cliniques pour tester les protocoles est à la fois long, coûteux et hasardeux car un essai clinique coûte cher et le nombre de combinaisons possibles est très élevé. Heureusement, ces dernières années ont vu le développement d’outils de modélisation et de simulations qui ont permis de tester in-silico de nouveaux protocoles. Certains de ces protocoles ont d’ailleurs fait l’objet d’essais cliniques prometteurs. Les simulations numériques permettent de trouver le protocole (doses et planning d’injections) qui a la meilleure efficacité dans la lutte contre la tumeur sous contrainte d’un niveau de toxicité – et donc d’effets secondaires – tolérables pour le patient.

Néanmoins, même dans des simulations in-silico, optimiser les protocoles selon toutes ses dimensions – doses, planning d’injections – est un exercice difficile. En effet, sur une durée de traitement assez standard de 300 jours, il y a approximativement 10^90 combinaisons possibles même si l’on ne se restreint qu’à deux alternatives chaque jour, qui correspondent respectivement à une injection d’une dose donnée et à l’absence d’injections. À titre de comparaison, c’est 10 milliards de fois le nombre d’atomes dans l’univers estimé à 10^80 ! Lorsque l’on sait que la simulation d’une combinaison de traitement peut nécessiter jusqu’à plus d’une minute de temps de calcul, on comprend facilement qu’une optimisation avec des méthodes standards (de type programmation dynamique) n’est pas une solution envisageable. Les méthodes habituelles pour rendre l’optimisation faisable consistent à simplifier le modèle médical sous-jacent et à imposer des limitations supplémentaires au protocole recherché. Une simplification classique est d’imposer que le protocole correspond à un cycle d’une durée donnée qui se répète à l’identique un certain nombre de fois. Nicolas et moi proposons une troisième voie pour l’optimisation. Celle-ci consiste à utiliser des algorithmes d’intelligence artificielle. Les algorithmes que nous utilisons appartiennent à la famille des Monte-Carlo Tree Search, qui ont notamment été popularisés par les victoires de DeepMind contre les champions de Go. L’optimisation que nous exécutons est une optimisation approximative, car l’optimisation effective n’est pas réalisable. Notre méthode est donc davantage une heuristique d’optimisation mais les résultats que nous obtenons confirment l’intérêt de notre approche.

Quels sont les avantages de notre solution ? Ceux-ci sont multiples. Tout d’abord, il n’est pas nécessaire de simplifier le modèle médical sous-jacent ou d’imposer des contraintes (de type cycle par exemple) sur l’optimisation. Le problème peut être optimisé dans toute sa globalité et toute sa complexité. De plus, cette solution est très flexible et s’adapte facilement à de nouveaux modèles médicaux sous-jacents, à des objectifs complexes, à des contraintes de toxicité multiples (celle-ci est souvent mesurée par plusieurs facteurs simultanément), etc. Nous voudrions en particulier souligner deux applications possibles que nous avons développées. La première est d’avoir couplé cette technique d’optimisation à un algorithme d’apprentissage. Cela permet d’adapter le protocole à chaque patient en fonction de ses réactions au traitement. En d’autres termes, cette solution ouvre la porte à la personnalisation des protocoles de soin. De plus, il est important de noter que cette personnalisation est dynamique dans le sens où le protocole du patient est adapté en temps réel, en fonction de l’état du patient et son évolution. Cette personnalisation est différente (mais pas exclusive) de la personnalisation telle qu’elle est entendue habituellement et qui consiste à adapter le protocole de soin au début de celui-ci, en fonction de certaines caractéristiques du patient (poids, surface corporelle et de plus en plus bio-marqueurs). Cette personnalisation est statique dans la mesure où elle est effectuée une fois pour toute en début de protocole. Ce qu’offrent les algorithmes d’IA c’est la possibilité d’une personnalisation dynamique, qui s’adapte en temps réel à ce qu’on apprend de l’interaction entre le traitement et le patient. La deuxième application que nous avons réalisée concerne la combinaison de traitements. En effet, notre algorithme permet non seulement de prendre en compte la chimiothérapie mais aussi l’immunothérapie ainsi que la combinaison de traitements. Ces combinaisons de traitement concernent aussi bien plusieurs lignes de chimiothérapie qu’une combinaison entre chimiothérapie et immunothérapie ou même l’utilisation de produits pour lutter contre les effets toxiques des chimiothérapie (stimulant de colonies granulocytes pour lutter contre la neutropénie par exemple). Cette application, en plus d’optimiser une combinaison de traitements, permet aussi de comparer l’efficacité soin de différentes lignes de traitement et donc de choisir la ligne dont le pronostic est le plus favorable. En effet, les protocoles de soin standards consistent aujourd’hui en des combinaisons de chimio- et immunothérapie et plusieurs combinaisons sont le plus souvent disponibles pour chaque type de cancer. Notre solution offre une aide à la décision pour choisir entre ces différentes combinaisons.

Pour toutes ces applications, les résultats des simulations in-silico sont unanimes et montrent tous que l’optimisation par IA offre, en comparaison des protocoles standards, des gains significatifs en termes d’efficacité pour un niveau de toxicité comparable. D’autres applications sont évidemment possibles et nous avons par exemple aussi travaillé sur la question de l’administration de l’EPO en cas d’anémie, toujours dans des simulations in-silico. Aujourd’hui, nous commençons à explorer des pistes pour voir dans quelle mesure nos résultats in-silico sont transposables in-vivo.


*Cet article, préalablement publié sur LinkedIn le 21 septembre 2018, a été co-écrit avec Nicolas Houy, chargé de recherche au CNRS et au Groupe d’analyse et de théorie économique (GATE) Lyon Saint-Étienne.

 

François Le Grand

 

Professeur à emlyon business school et chercheur associé à l’ETH Zurich, je suis diplômé de l’École Polytechnique, de l’ENSAE et j’ai un obtenu doctorat de l’EHESS, pendant lequel j’ai travaillé chez Barclays Capital. Mes recherches ont initialement porté – et continuent de porter – sur l’économie du risque. Depuis quelques années, celles-ci portent également sur l’application de l’intelligence artificielle dans le domaine de la santé et en particulier en oncologie. Mes travaux académiques ont été publiés dans des revues spécialisées comme Econometrica, Management Science, the Journal of Economic Theory ou encore Plos One par exemple. J’ai également écrit de nombreuses tribunes dans les médias grand public, comme Les Echos ou Le Monde. Pour finir j’ai également une expérience de conseil auprès de partenaires non-académiques.

Plus d’informations sur François Le Grand :
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• Sa page personnelle

 


Pour approfondir…

  • Houy N., Le Grand F. (2018). Optimal dynamic regimens with artificial intelligence : The case of temozolomide. PLOS ONE, 13 (6).
    DOI: 10.1371/journal.pone.0199076.
    Lire l’article en ligne
  • Houy N., Le Grand F. (2018). Administration of temozolomide: Comparison of conventional and metronomic chemotherapy regimens. Journal of Theoretical Biology, 446: 71-78.
    DOI: 10.1016/j.jtbi.2018.02.034.
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