Aujourd’hui, il devient difficile de contester que le racisme et l’intolérance caractérisent une importante partie du contenu partagé sur les principales plateformes sociales telles que Facebook, Twitter ou YouTube. Des États-Unis à l’Europe, la propagation de propos haineux est constatée aussi bien par les utilisateurs ordinaires que par les journalistes, politiciens, célébrités ou activistes.

 

Les menaces de mort sous forme numérique sont devenues la « nouvelle norme ». L’été dernier, un Italien a dénoncé par l’intermédiaire des médias sociaux des comportements discriminatoires à l’encontre des Roms et gens du voyage sur un train régional en Lombardie. Le vice-président du Conseil des ministres et ministre de l’Intérieur italien, Matteo Salvini, a aussitôt suscité la polémique en partageant cette histoire sur Facebook. Suite à cela, l’auteur du signalement a reçu plus de 42 000 messages d’insultes et de menaces. Des épisodes similaires d’intolérance envers les minorités et les défenseurs des droits civiques diffusés sur les médias sociaux ont été signalés non seulement en Italie, mais aussi à travers le monde entier, et plus particulièrement dans les régions où les partis populistes de droite ont accédé au pouvoir.

Faut-il incriminer les réseaux sociaux pour ce genre de comportement ? Le bon sens voudrait que l’on réponde positivement à cette question. Facebook, Twitter et les autres réseaux sociaux ont indéniablement rendu l’intolérance sociale plus visible et l’ont ainsi, d’une certaine manière, légitimée, contribuant à l’accélération et à la désintermédiation des processus de formation de l’opinion publique. Néanmoins, c’est ailleurs qu’il faut chercher la source de ce discours de haine omniprésent.

Pour appuyer cet argument, je présenterai succinctement les résultats d’une étude empirique dirigée par Mauro Barisione (Université de Milan), Asimina Michailidou (ARENA Centre for European Studies) et moi-même, et publiée dans la revue Information, Communication & Society. Dans cet article, nous analysons l’évolution du débat public autour du hashtag #refugeeswelcome très populaire sur Twitter, entre le mois de septembre 2015 – date à laquelle ce « mouvement d’opinion numérique » est devenu viral – et la mi-novembre 2015, juste après les attaques terroristes de Paris. Cette histoire suggère que les événements extérieurs aux réseaux sociaux sont les éléments de base permettant la constitution politique et le renforcement numérique de l’intolérance.

Ascension et chute de #refugeeswelcome

En septembre 2015, les débats publics et politiques au sujet des migrants en Europe étaient très différents d’aujourd’hui. Un important mouvement de soutien en faveur des réfugiés se manifestait, aussi bien physiquement que sur le numérique. Les photos saisissantes du corps sans vie d’Alan Kurdî, un enfant de trois ans, échoué sur une plage de Turquie, circulaient partout dans les médias traditionnels comme sur les réseaux sociaux. Un climat généralisé d’empathie a alors influencé les politiques et déclarations des dirigeants nationaux et européens, comme en témoigne l’accueil réservé aux réfugiés syriens par l’Allemagne de Merkel et la Grande-Bretagne de Cameron.

Dans ce contexte, le hashtag #refugeeswelcome a connu un pic de volume sans précédent sur Twitter. Rien que pour la journée du 12 septembre, nous avons recensé plus de 74 000 tweets comportant ce hashtag. Comme on pouvait s’y attendre, la discussion Twitter était unanimement en faveur des migrants. Les ONG et les célébrités menaient le débat, et leurs messages de solidarité étaient fortement retweetés par près de 40 000 utilisateurs (voir Fig. 1). Harry Styles, le chanteur du groupe One Direction, est notamment l’auteur d’un tweet extrêmement populaire : “Take a stand with us & @savechildrenuk: help make #RefugeesWelcome” (« Prenez position avec nous et @savechildrenuk : aidez à accueillir les réfugiés #RefugeesWelcome »).

RefugeesWelcome retweet

Figure 1: Visualisation du réseau de tweets #RefugeesWelcome relayés le 12 septembre 2015. Les encadrés désignent les 20 principaux hubs, leur taille étant proportionnelle au nombre de retweets. La couleur bleue indique des utilisateurs pro-réfugiés.

Toujours en étudiant le même hashtag, nous nous sommes penchés sur ce qui s’est passé le 14 novembre 2015 – le lendemain des tristement célèbres attentats terroristes à Paris. À ce moment-là, la configuration de la discussion Twitter sur #refugeeswelcome avait changé du tout au tout.

Le débat était plus restreint (environ 12 000 tweets). Plus surprenant encore, près de la moitié des utilisateurs les plus retweetés s’insurgeaient contre les réfugiés et leurs défenseurs, dépeints – respectivement – comme des terroristes et des complices. « Nous avons essayé de vous avertir. #refugeeswelcome, vous avez du sang sur les mains », tweetait Tommy Robinson, leader d’extrême droite britannique, suscitant 370 retweets en l’espace de quelques heures. Aujourd’hui, ce même politicien est considéré comme appartenant à « une nouvelle race d’activistes indépendants qui banalisent les mythes extrémistes.

RefugeesWelcome retweet2

Figure 2: Visualisation du réseau de tweets #RefugeesWelcome relayés le 14 novembre. La couleur bleue indique les personnes influentes pro-réfugiés et ceux qui ont retweeté leurs messages, tandis que le rouge représente les anti-réfugiés.

Un événement exogène a été exploité par les militants politiques d’extrême droite, et immédiatement utilisé comme arme symbolique pour détourner le hashtag #refugeeswelcome et attaquer ses supporters. Après une brève résurgence du hashtag le 19 novembre, principalement sous l’impulsion d’utilisateurs basés aux États-Unis, son utilisation sur Twitter a accusé une baisse quasi constante au cours des mois qui ont suivi.

Il est difficile d’affirmer que les attentats terroristes de Paris ont constitué un tournant dans l’attitude des citoyens européens à l’égard des migrants : les conclusions à ce sujet s’avèrent pour le moment contradictoires. Mais cet exemple empirique montre, qu’après la politisation par l’extrême droite d’une tragédie isolée, le même hashtag qui avait initialement soulevé une vague colossale et quasi-unanime d’empathie à l’égard des réfugiés a rapidement été annexé, devenant le théâtre de milliers de messages d’intolérance.

Haine, plateformes sociales et politisation

Quelques heures seulement après la fusillade au Bataclan, à Paris, #refugeeswelcome avait déjà changé de nature. Les germes de l’intolérance, implantés par quelques personnalités politiques et militants extrémistes, se propageaient rapidement. Twitter en était le moyen de transmission, mais nullement la cause.

Il ne faut pas négliger l’accélération et la désintermédiation de la communication favorisées par les réseaux sociaux. Assurément, cette écologie de l’information mutante contribue probablement à la polarisation et à la volatilité des débats publics. Toutefois, il me semble que nous ne devrions pas accuser les plateformes d’être responsables de la diffusion du discours de haine, mais plutôt blâmer l’irresponsabilité des médias de masse et des acteurs politiques opportunistes.

L’intolérance sociale a toujours trouvé racine dans la manière dont des événements marquants (crises économiques, traités de paix, flux migratoires, drames quotidiens…) ont été détournés à des fins politiques contingentes. Les médias sociaux sont le théâtre où se joue systématiquement la politisation cynique de l’actualité, une politisation ensuite amplifiée par des médias cherchant avant tout à attirer le plus grand nombre de clics.

Trois ans après les attaques terroristes de Paris, les cas tels que celui du hashtag #refugeeswelcome sont de plus en plus courants. Actuellement, le démantèlement de l’UE est l’objectif principal visé par les dirigeants populistes européens tels que Salvini, qui sait exploiter les médias sociaux non seulement comme voies de communication clé, mais aussi comme sources de données en temps réel concernant les tendances de l’opinion politique. Les réseaux sociaux peuvent être utilisés pour promouvoir le changement social et politique, comme en témoignent l’affaire récente de #metoo et le hashtag #refugeeswelcome à ses débuts. Si la plupart du temps, ce n’est pas le cas, c’est parce que la production industrielle et la propagation de la haine représentent une activité politique majeure dans nos sociétés inégalitaires et numériques. Il est donc urgent et impératif de comprendre comment réparer le jeu truqué de la démocratie à l’ère du populisme et des plateformes en ligne.

 

Massimo Airoldi

 

Sociologue et professeur à emlyon business school, j’ai récemment terminé mon doctorat en sociologie et méthodologie au NASP, Université de Milan. Mes articles ont été publiés dans des revues internationales telles que Poetics and Information ou Communication & Society. Mes principaux thèmes de recherche sont les algorithmes, les plateformes de médias sociaux, la consommation et les méthodes de recherche digitales.

Plus d’informations sur Massimo Airoldi :
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• Son profil Academia

 


Pour approfondir…

  • Barisione M., Michailidou A., Airoldi M. (2018). Understanding a digital movement of opinion : the case of #RefugeesWelcome. Information, Communication & Society, forthcoming. DOI 10.1080/1369118X.2017.1410204.
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