Cette contribution est tirée de l’étude intitulée « Le futur du travail en 2030 : quatre atmosphères ? », cosignée par François-Xavier de Vaujany (PSL, Université Paris-Dauphine), Amélie Bohas (Université Aix-Marseille), Sabine Carton (Université Grenoble-Alpes), Julie Fabbri (emlyon business school) et Aurélie Leclercq-Vandelannoitte (CNRS, IESEG). Cette étude a été menée dans le cadre du réseau international de recherche RGCS (Research Group on Collaborative Spaces) sur les nouvelles pratiques de travail.

 

Le travail se transforme et avec lui toute la société. Les débats sur son futur ont été particulièrement vifs ces trois dernières années, (re)lancés par les discussions autour du digital, du travail indépendant, des pluri-actifs (slashers), du revenu universel, ou encore de questions sur les nouvelles formes de management, de solidarité et de gouvernance.

Centrés tantôt sur l’emploi, le travail ou encore les pratiques de management, ces débats ont eu un mérite : rendre visible la multiplicité des avenirs possibles du travail.

Atmosphère… Vous avez dit atmosphère ? !

Dans le cadre de sa dernière note de recherche intitulée « Le futur du travail en 2030 : quatre atmosphères ? », le réseau international et think tank RGCS propose à son tour une vision plurielle des futurs du travail.

Nous présentons d’abord huit paradoxes à l’œuvre dans les pratiques de travail et de management actuelles. Ils mettent en évidence les tensions et les dilemmes qui sont au cœur des transformations du travail : mobilité vs sédentarité ; entreprendre vs dépendre ; liberté vs sécurité ; autonomie vs contrôle ; digitalisation vs corporéité, etc.

Sur cette base, nous réhabilitons la notion d’atmosphère, à la fois simple et paradoxale, afin de décrire le travail d’aujourd’hui et de demain. L’atmosphère désigne le milieu, le contexte, l’ambiance, tout ce qui est difficilement dicible dans un environnement de vie ou de travail. Elle est en même temps très concrète dans ce qui la constitue : des gestes, des outils, des lieux, des pratiques, des sensations, des affects, etc. Il s’agit d’une « quasi-matérialité » (res)sentie dans les lumières, les paroles, les bruits, les textures qui médiatisent notre relation au travail. L’atmosphère définit, dans et au-delà des mots, l’espace et le temps de l’activité de travail.

Ahmed Carter/Unsplash.

Nous élaborons alors quatre scénarios, articulés avec quatre atmosphères particulières de travail, afin d’envisager à quoi ressemblera le monde du travail à l’horizon 2030.

  • « Freelancing » imagine une société majoritairement faite de travailleurs indépendants et de freelancers mis en relation par des plates-formes globales. L’Autre est transaction. L’atmosphère devient liquide au sens de Z. Bauman ;
  • « Salariat » décrit un monde ayant comme mode de fonctionnement central le salariat. Les CDI et CDD connaissent des évolutions juridiques mais ils restent au cœur de l’emploi et du travail. L’Autre est contrat. L’atmosphère se territorialise, s’enracine ;
  • « Hybridation » s’inscrit davantage en rupture avec les modes de fonctionnement actuels. Les formes de pluriactivités y sont généralisées. Chacun cumule au même moment différents emplois ou alterne les périodes de salariat et d’entrepreneuriat à un rythme soutenu. L’atmosphère devient un millefeuille de sensations alternées ou ressenties au même moment. L’Autre, réversible, est un autre soi-même et entraîne la gestion d’un « soi multiple ». Pour certains, cette atmosphère est quasi schizophrénique ;
  • « Revenu universel » projette une situation dans laquelle le sens donné à l’activité prime sur la performance et les statuts. Les formes de salariat et d’entrepreneuriat perdurent sur fond de solidarité généralisée. L’atmosphère est davantage incarnée par le don et la réinvention de soi.

Bien sûr, ces scénarios, et leurs atmosphères associées, peuvent se combiner. On peut ainsi imaginer une progression conjointe du freelancing et du salariat avec la généralisation du CDD. Les scénarios freelancing et revenu universel nous semblent également compatibles. Nos quatre scénarios sont autant de possibilités pratiques et émotionnelles avec lesquelles nous suggérons de jouer afin de se projeter dans le futur.

Pour affirmer ici notre propre conviction, nous pensons que l’avenir du travail sera plein de surprises et entrelacera de façon créative les évolutions que nous venons d’esquisser. Les grands paradoxes et les enjeux managériaux soulignés dans cette troisième note de recherche sur le sujet garderont cependant toute leur importance dans l’équilibre qu’atteindra ou non la société française d’ici une dizaine d’années.

Futures or no future ? !

Un soir d’été 2025 à Montpellier, Freelancia, Salaria, Hybridia et Solidaria discutent, place de la Comédie.

Rochelongue Montpellier.

Ces quatre personnages féminins incarnent nos quatre scénarios. Elles portent chacune le futur du travail. Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé, des événements ayant eu lieu, n’est pas purement fortuite !

Ce dialogue (détaillé dans notre note de recherche) entre ces quatre individus illustre les choix de vie et les projets de société spécifiques, parfois exclusifs, qui correspondent à chacun de ces scénarios. Extrait :

Hybridia : « Il y a trois ans, j’étais encore indépendante. Et tu te souviens qu’après le lycée, j’avais créé une petite entreprise d’art collaboratif ? Mais je trouve que tu opposes trop les choses Freelancia ! Pourquoi ne pas avoir le beurre et l’argent du beurre : des moments de liberté et des moments de sécurité ? »

Freelancia : « Il n’y que 24 heures dans une journée […]. Avec une autre activité en parallèle, j’aurais l’impression de faire un enfant dans le dos à ma première activité. »

[…]

Solidaria : « Tu ne vas pas passer ta vie à vendre du vent ! Tu as été “consultante”, “innovation catalyst” et maintenant “chief of intrapreneurship ». C’est quoi l’étape d’après ? […] Tu n’as pas envie de faire des choses qui auraient plus de sens ? Pour toi et pour les autres ? »

Salaria : « Je ne pourrais pas vivre d’amour et d’eau fraîche comme toi. Je gère deux enfants quasiment seule. Je sais ce que vont coûter leurs études. Je veux pour eux une éducation top […] qui leur donnera cette petite rente sur laquelle tu t’es appuyée toi aussi au début. »

La note se prolonge par une réflexion plus spécifique sur les aspects technologiques en toile de fond de ces scénarios. Il y est question des liens que l’intelligence artificielle (IA) entretient avec le travail (plutôt que l’emploi). En revenant sur une métaphore liée à l’Égypte ancienne empruntée à Michel Serres, nous proposons de regarder le smartphone du futur travailleur et son IA comme un « Ka », un double autonome de chacun d’entre nous. Nous soulevons alors un certain nombre de questions d’ordre éthique.

En conclusion, loin de céder à la tentation de la boule de cristal ou de la dystopie, nous souhaitons, au travers de cette recherche, mettre en exergue des choix de vie, d’usages technologiques, des formes de travail – anciennes et nouvelles, de votes et d’engagements citoyens qui, dès aujourd’hui, rendent possibles ou impossibles certains scénarios sur l’avenir du travail.The Conversation


Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

 

Julie Fabbri

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Je suis professeur en stratégie et management de l’innovation à emlyon business school et Chercheur associé au Centre de recherche en gestion de l’Ecole polytechnique (i3-CRG). J’étudie les synergies entre espace, matérialité et organisation dans des contextes d’innovation. Je m’intéresse plus particulièrement aux nouvelles situations de travail permises par des espaces collaboratifs multi-entreprises, tels que les espaces de coworking et les makerspaces, en externe comme en interne de grandes entreprises établies. Ma thèse de doctorat en gestion portait sur les dynamiques de collaboration interorganisationnelle dans des espaces de coworking pour entrepreneurs innovants. Je cherche à comprendre de quelle manière ces espaces collaboratifs peuvent soutenir le développement des projets qu’ils accueillent et quels sont les processus d’innovation ouverte et d’apprentissage collectif à l’œuvre.
Depuis fin 2014, je co-développe un réseau de recherche international sur les transformations du travail, des relations au travail et des espaces de travail dans le contexte de l’économie de partage, Research Group on Collaborative Spaces (RGCS – présent à Londres, Montréal, Barcelone, Berlin, Amsterdam, Paris, Lyon/Grenoble).

Plus d’informations sur Julie Fabbri :
• Son CV en ligne
• Son profil ResearchGate

 


Pour approfondir…

  • De Vaujany F.X., Bohas A., Carton S., Fabbri J. & Leclercq-Vandelannoitte A. (2018). Le futur du travail en 2030 : quatre atmosphères ? RGCS, Note de recherche, 3: 33 p.
    Lire l’étude en ligne