Air France, le 5 octobre 2015 restera dans la mémoire de nombre d’observateurs comme l’illustration d’un dialogue social français en déliquescence, où le rapport de force entre acteurs tourne à l’affrontement. Peu se souviennent qu’il y a 22 ans maintenant, la même compagnie a su traverser une épreuve encore plus aigüe de façon exemplaire. Rappel des faits.

 

Une organisation « ingouvernable »

Nous sommes en 1993, la compagnie nationale malmenée par des conditions concurrentielles nouvelles – la dérégulation du marché aérien mondial puis européen- accumule les plans de redressement et d’économie. Lorsque Christian Blanc est nommé par le gouvernement à la direction d’Air France en novembre 1993, il se retrouve à la tête d’une organisation –publique à cette époque- que tous les observateurs qualifient d’« ingouvernable ». La compagnie vient de subir une grève de trois semaines, déclenchée par le dernier plan de restructuration en date, qui a totalement paralysé son trafic. L’entreprise est en déficit chronique et serait en faillite si l’État ne la renflouait pas ; les 33 000 salariés sont découragés par la succession de plans de restructuration qu’ils vivent depuis maintenant cinq ans. Le paysage syndical n’arrange pas le tableau : quatorze syndicats se disputent la représentation des salariés et, comme le note un journaliste, ils ont « le goût du sang dans la bouche » depuis qu’ils connaissent leur pouvoir de blocage (ils viennent de l’expérimenter durant les trois semaines de grève).

Reconstruire Air France

A l’époque, Christian Blanc décide de jouer la carte de la prise de parole des salariés.

Il fait mener, dans un premier temps, une campagne d’entretiens approfondis par une équipe de sociologues auprès des grévistes qui se sont révélés les plus durs et les plus violents. Il veut mieux comprendre ce qui s’est joué dans ces comportements extrêmes.

Il organise ensuite une enquête interne par questionnaire auprès de la totalité des salariés, afin de prendre la température sur un certain nombre de sujets. Cette enquête suscite une incroyable remontée d’opinions. Des centaines de salariés rédigent des rapports entiers à destination de la direction pour expliquer ce qui, selon eux, ne va pas dans la compagnie. Soixante salariés volontaires seront affectés pendant un mois à l’analyse et à la restitution du contenu de ces rapports dans un magazine interne envoyé à tous les salariés : Le Journal du projet.

Quatre mois après sa prise de fonction, Christian Blanc présente son plan de redressement, « Reconstruire Air France », aux représentants des syndicats de l’entreprise. Son message est simple : il demande l’unanimité des quatorze syndicats pour le lancement du plan.

Seuls six le valident en première instance. Estimant qu’un nombre aussi faible de signatures ne permet pas d’obtenir le soutien et la mobilisation nécessaires au redressement de la compagnie, Christian Blanc décide d’organiser un référendum auprès de la totalité des salariés de la compagnie.

Il leur envoie le plan de 50 pages -validé quelques semaines avant par le ministère des transport – à leur domicile ;  puis leur pose, par référendum, la question suivante : « Approuvez-vous oui ou non le plan “Reconstruire Air France” ? »

Le taux de participation au scrutin dépasse les 80 %. Les salariés répondent oui à 81,86 %.

Fort de ce soutien massif, Christian Blanc se retourne vers les syndicats dont il questionne, légitimement, la représentativité. Comment se fait-il que des instances censées représenter les salariés puissent à ce point rendre un verdict distinct ?

Les syndicats répondront en se ralliant, massivement cette fois, au plan élaboré par la DG et ratifié par les salariés (seuls deux syndicats –CGT- s’y refuseront).

Le dialogue social est une dynamique

Début avril 1994, cinq mois après sa nomination, le nouveau directeur général d’Air France a obtenu le soutien total des salariés et de leurs représentants pour le lancement de son plan. Celui-ci se déroulera durant trois ans sans conflits dans le respect de l’engagement initial de la direction (il n’y aura pas de licenciements secs) et de la demande faite à chaque catégorie de personnel : atteindre 20% de gains de productivité via essentiellement blocage des salaires et augmentation du temps de travail. Les salariés font bloc avec la direction et restent mobilisés sur les enjeux. Mené à son terme, le plan remplira ses objectifs (augmentation du chiffre d’affaires et retour aux bénéfices) et se révélera une grande réussite : la compagnie Air France que tout le monde donnait perdue en 1994, recouvrera le premier plan mondial pendant plus de dix années consécutives.

Cet épisode historique nous rappelle que le dialogue social est une dynamique : rien n’est jamais acquis mais rien n’est jamais perdu non plus.

Ses ingrédients clés : information et responsabilisation des parties prenantes, contrat clair, engagements mutuels. Puissent ses ingrédients être réintroduits par la direction générale d’Air France dans ce nouvel épisode de difficultés économiques pour la compagnie.

Fabienne Autier, emlyon business school

Fabienne Autier

Doyenne de la faculté d’emlyon business school, je suis également professeur chercheur en gestion des ressources humaines et organisation. J’étudie notamment les stratégies de GRH des firmes : leur diversité, leur dynamique mais aussi leurs impacts. Par ailleurs, je conduis pour le territoire français, l’enquête internationale CRANET dont les derniers résultats ont été publiés en juin 2015.

Depuis 2010, j’ai initié un projet de recherche sur la question du travail qui est en profonde transformation depuis la première révolution industrielle : sa nature, ses conditions d’exercice mais aussi ses enjeux : pourquoi travaillons-nous ? L’objectif est de produire une compréhension renouvelée des enjeux du travail dans la vie de chacun d’entre nous, de mieux appréhender sa dynamique : nous n’avons pas le même rapport au travail à 25 ou à 55 ans ; et sa fonction : travaillons-nous dans une seule fin de rétribution économique ? Ce projet nourrit des expérimentations visant à équiper chacun à devenir « acteur » de sa vie au travail.

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A lire également, du même auteur :

Air France: Des années héroïques à la refondation, 2001, Fabienne Autier, Grégory Corcos, Georges Trépo

 

Autier, F., Trépo, G., Corcos, G. (2001). Air France, des années héroïques à la refondation, Vuibert.

 

 

 

Des ressources ou des hommes, L'Antibible des RH, 2016, Fabienne Autier, Marie-Rachel Jacob, Mar Perezts

 

Autier, F., Jacob, M.R., Perezts, M. (2016). Des ressources ou des hommes ? L’antibible des RH, Pearson.