Transition Sociale & Environnementale
[Étude de cas] Picture, comment casser le plafond de durabilité d’une entreprise engagée ?
Le secteur de l’habillement représente près de 10% des émissions globales de gaz à effet de serre (GES), soit l’équivalent d’environ quatre milliards de tonnes de CO2 par an. Au-delà du gigantisme de ce chiffre, c’est la croissance colossale de l’industrie qui est saisissante. Alimenté par le phénomène de fast fashion, le nombre d’habits vendus est passé de 50 à plus de 100 milliards d’unités entre les années 2000 et 2015 (figure 1). Selon certaines estimations, la production serait montée à 150 milliards d’habits en 2023.
Cette tendance est soutenue par une globalisation et une fragmentation des chaînes de valeur de l’industrie textile sur toutes les étapes de fabrication, de la production de la fibre à la fin de vie, avec des impacts qui vont bien au-delà des émissions GES. Ces effets peuvent être évalués à partir du cadre des frontières planétaires établi par les scientifiques du Stockholm Resilience Centre. Il s’agit de seuils correspondant à des processus bio-géophysiques dont la stabilité conditionne l’habitabilité de la vie sur Terre. Sur les neuf frontières définies, six sont déjà dépassées (figure 2).
Le secteur de l’industrie textile contribue largement au franchissement de toutes les frontières planétaires. Son fonctionnement induit de nombreuses externalités négatives : pollutions (notamment plastique et chimique), surconsommation de ressources comme l’eau, ou encore artificialisation des sols et impacts sur la biodiversité.
Le cadre des frontières planétaires offre un tableau de bord à toutes les entreprises soucieuses d’évaluer leur niveau de vulnérabilité et les impacts négatifs de leurs activités sur le système Terre. Il leur impose un nouveau type d’audit, les obligeant à mettre en place des stratégies inédites et à identifier des leviers d’actions précis et significatifs. En tant que lauréate d’un appel à projet de l’ANACT (Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail), notre équipe issue du laboratoire Clermont Recherche Management (ESC Clermont Business School / IAE Clermont Auvergne) et de l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises d’emlyon business school, a pour objectif d’enquêter et former sur les meilleures pratiques des organisations en transition. Au travers d’une collection d’études de cas, il s’agit d’étudier les organisations engagées dans des démarches de transition aptes à infléchir leurs propositions de valeur et pratiques pour limiter leurs impacts négatifs sur le système Terre. La production de ces monographies vise aussi à fournir une base de connaissances et d’outils à destination des managers. Le premier cas, centré sur le secteur de l’habillement, étudie la PME française Picture, spécialisée dans la conception et la vente de vêtements et d’accessoires destinés à la pratique de sports outdoor.
Agir pour réduire son impact
Dès sa création en 2008, Picture fait de son engagement en faveur de l’environnement un pivot central de son activité. Après 15 ans de croissance ininterrompue, son chiffre d’affaires dépasse les 30 millions d’euros en 2022. L’enquête que nous avons menée montre que concilier ce succès économique et la nécessité environnementale requiert des choix stratégiques importants. Parmi les nombreuses actions engagées, trois chantiers ressortent.
Le premier concerne la décarbonation du mix énergétique sur la chaîne de production, de la filature à l’assemblage. Les pays sous-traitants (Vietnam, Turquie, …) ont souvent des mix de production très carbonés concentrant jusqu’à 80 à 90 % des émissions de GES d’un vêtement selon une étude de Quantis et de l’Outdoor Industry Association. Picture œuvre en ce sens au sein d’un collectif d’entreprises de l’European Outdoor Group, association professionnelle des entreprises du secteur, pour :
- identifier les fournisseurs communs,
- financer un audit énergétique chez ces fournisseurs pour déterminer les actions à réaliser en priorité, chiffrer le montant des travaux et la réduction d’émissions de CO2 associée,
- choisir avec l’usine concernée les travaux à engager. En 2023, cette collaboration a permis l’installation d’une toiture solaire sur une filature en Turquie, couvrant 35% des besoins en électricité de l’usine.
Le second chantier se concentre sur la fourniture des matières premières. L’entreprise a pris la décision d’arrêter l’utilisation des perfluorocarbures (PFC). Ces composés qui permettent d’imperméabiliser les vêtements se dégradent mal et nuisent à la biodiversité. La part des matériaux d’origine naturelle a augmenté dans les tissus utilisés : polyester biosourcé à hauteur de 30% dans les collections de vêtements techniques, alternatives à base de canne à sucre ou de ricin ou valorisation du polyester recyclé.
Le troisième pilier s’attaque aux enjeux de sobriété pour lutter contre le surproduire et le surconsommer. Cela passe par l’allongement de la durée de vie des produits qui génèrent 44% d’émissions en moins quand leur durée de vie est doublée. Picture a décidé de basculer d’une garantie légale de deux ans sur ses produits à une garantie « réparabilité à vie » de 99 ans. L’entreprise y associe des conseils d’utilisation, d’entretien et de stockage. L’intensification des usages est aussi un levier utile via la vente de produits de seconde main et la location. La politique de conditionnement a également été revue.
Des enjeux cachés
Ces actions structurantes placent Picture comme un des pionniers de la mode durable. Mais de quelle durabilité parle-t-on ?
Son succès lui offre de réelles capacités financières pour agir malgré un surcoût, notamment dû aux choix de matériaux plus durables, qui pèse plus d’un million d’euros sur le compte d’exploitation. Picture s’engage dans l’association française En Mode Climat qui rassemble plus de 600 acteurs économiques du textile. Le collectif vise une régulation plus stricte (taxe carbone textile aux frontières de l’Union Européenne, affichage environnemental ambitieux…) pour limiter les volumes de production et de consommation du secteur.
Mais la croissance de l’entreprise est telle qu’elle dilue, voire annule, les efforts entrepris par ailleurs pour réduire son impact et son modèle reste aligné sur les standards du secteur.
D’autres entreprises n’attendent pas un changement sectoriel pour se positionner de manière plus franche. La marque française 1083 s’est donnée pour mission de relocaliser entièrement les savoir-faire du tissage et de la confection du jeans en France. Leurs jeans parcourent moins de 1083 km avant d’être vendus, contre 65 000 km en moyenne pour un jeans conventionnel. Une démarche axée sur la fin de vie du produit est quant à elle au cœur du modèle économique de l’entreprise italienne Asket. Elle propose des vêtements sans saisonnalité à durée de vie illimitée avec entretien, réparation et mode d’élimination responsable pour chaque pièce.
Picture est bien conscient que ses efforts de durabilité sont encore insuffisants et l’affiche même sur son site web : « Ce qui est crucial, c’est de réduire en valeur absolue ». Cette situation paradoxale est commune à nombre d’entreprises engagées confrontées à un plafond de verre de la durabilité, où il s’agit de passer de la simple logique d’optimisation de l’activité actuelle à une redirection plus profonde de la proposition de valeur, voire à la suppression de certaines activités.
Notre étude révèle aussi des enjeux organisationnels sous-jacents. Si le leadership engagé de l’entreprise est possible grâce à une gouvernance stable des dirigeants-fondateurs toujours actionnaires majoritaires, son engagement opérationnel s’incarne autour du « Responsable du développement durable, de la durabilité et de la transparence ». Cette fonction support transversale répond directement aux dirigeants et mène les chantiers avec toutes les dimensions de l’entreprise (production, RH, marketing, logistique) et les partenaires externes. D’une efficacité organisationnelle indéniable, cette solution pose question car les compétences sur le sujet trop faiblement distribuées et largement externalisées, limitent un passage à l’action plus ambitieux. Ce constat éclaire un des facteurs clés de succès de la bascule écologique des entreprises en transition. L’effort demandé implique de tenir dans la durée. Or, cette durée n’est tenable que si le leadership initial s’efface au profit d’équipes autonomes qui ont ancré la durabilité dans la réalité de leur métier.
Cet article a été rédigé à partir de l’étude de cas : Picture : Comment casser le plafond de durabilité d’une entreprise engagée ? / Emilie Bourlier-Bargues ; Xavier Blot ; Bertrand Valiorgue ; Marion Pirazzi ; Daniel Enama. – CCMP, Centrale de Cas et de Médias Pédagogiques, 2024. – 37 p. + 20 p. – D0020.