Société
La charge mentale masculine existe-t-elle vraiment ?
La charge mentale des hommes – en particulier des pères de famille – est-elle une réalité ? Ces dernières semaines, cette question a fait les titres de plusieurs magazines tels que Le Figaro et Le Point, évoquant cette « réalité taboue » de notre époque, particulièrement décuplée chez les classes moyennes et supérieures à la suite du premier confinement. Si les sondages menés par Ipsos mettent en exergue la présence d’une charge mentale excessive chez 14 % des hommes en 2018, ils soulignent que ce taux reste de 9 points plus élevé chez les femmes.
Les travaux de la sociologue Monique Haicault explorent dès 1984 l’idée d’une charge mentale liée à la double charge de travail – salarié et domestique – pour les femmes au sein du couple hétérosexuel. La charge mentale est une notion qui n’englobe pas simplement l’exécution pratique des tâches domestiques, telles que faire le ménage, préparer les repas, ou s’occuper des enfants. Elle prend aussi en compte le travail d’organisation et de coordination de ces tâches, nécessaire à la vie du foyer, ainsi que la responsabilité de leur réalisation.
Alors que dans la sphère salariée, penser l’organisation du travail est valorisé économiquement et symboliquement, puisque relevant de l’activité de management, au foyer, la charge mentale demeure invisible, non rémunérée et supposée naturelle pour les femmes.
Cependant, depuis 2017 et le mouvement #MeToo, déclencheur d’une résurgence des combats féministes, la notion de charge mentale, autrefois réservée au cercle universitaire, a fait son apparition dans la sphère publique. Les travaux de la dessinatrice Emma ont joué un rôle crucial dans sa diffusion, grâce à une bande dessinée virale sur les réseaux sociaux.
« Je fais largement mes 50 % »
Cette mise en lumière de la charge mentale des femmes a suscité une réaction importante de la part des hommes, inquiets que leur contribution à l’organisation du foyer ne soit pas reconnue à sa juste valeur. Parmi les commentaires sous la BD d’Emma, sur son site, on peut par exemple lire :
« Il ne faudrait pas faire croire non plus que les femmes seraient les seules
à subir une charge mentale. »
De la même façon, dans une recherche en cours d’une des autrices, l’idée d’un partage de la gestion du travail domestique est revendiquée par les pères interrogés. L’un d’eux affirme ainsi qu’il « fait largement [ses] 50 % », et défend être à domicile à 18h30 « pour relayer » son épouse en prenant notamment en charge les devoirs, avant de « retourner bosser » pendant que sa femme gère le repas et le coucher. Plus largement, divers témoignages d’hommes dans la presse semblent indiquer une volonté d’implication croissante des pères dans les tâches du foyer. Cette évolution s’inscrit notamment dans le cadre de la flexibilisation du travail pendant la crise sanitaire, ainsi que les réformes récentes du congé paternité (actuellement de 25 jours en France depuis juillet 2021).
Une amélioration grâce aux confinements ?
Il semblerait toutefois que la réalité soit plus contrastée que les discours des hommes sur leur implication dans le foyer. Les dernières données relevées par l’Insee en 2010 montraient que les femmes consacraient en moyenne 3h26 de leur journée aux tâches domestiques, contre 2h pour les hommes. Si leur mise à jour n’a lieu qu’en 2025, des études intermédiaires, notamment lors des confinements de 2020, soulignent que les femmes continuent d’assumer l’essentiel des tâches domestiques et parentales. Dans ce contexte de télétravail imposé, le changement de répartition du travail domestique n’a été que très marginal. Il s’est fait principalement autour des courses – qui, il faut le rappeler, étaient à ce moment-là un des rares moyens de sortir du domicile. Ainsi, en mai 2020, alors que plus de la moitié des femmes déclaraient consacrer minimum 2h aux tâches domestiques chaque jour, les hommes n’étaient que 28 %. De même pour le temps quotidien consacré aux enfants : 58 % des femmes déclaraient y consacrer au minimum 4h pour seulement 43 % des hommes.
Par ailleurs, l’utilisation accrue d’outils tels que les calendriers ou les to-do listes pour se répartir les tâches pendant cette période a en fait maintenu la charge mentale sur les femmes. Dans la même lignée, une étude menée sur 10 ans, montre que même lorsque les hommes bénéficient d’horaires aménagés, ils ne prennent pas plus en charge les responsabilités familiales au sein des couples hétérosexuels.
Le congé paternité : facteur de changement ?
Le congé paternité cristallise tout particulièrement ce déséquilibre de charge mentale. L’une de nos études montre que les hommes auraient tendance à organiser ce congé non pas autour de la naissance de leurs enfants mais autour de leurs obligations professionnelles. L’un des hommes interrogés dans cette recherche explique avoir coupé son congé en deux pour pouvoir :
« prendre une période plus longue sans que ça impacte trop [son] activité [professionnelle] ».
Sa femme avait une vision différente : pour elle, le congé paternité ne devrait pas être « un gros break à Noël » mais un temps pour être présent dans l’éducation des enfants.
Ces stratégies opérées par les hommes peuvent s’expliquer en partie par une culture du lieu de travail et par des contraintes professionnelles qui n’encouragent pas la prise complète du congé lors de la venue d’un enfant, mais aussi par la crainte d’être stigmatisé par ce choix. De nombreux hommes perçoivent encore le congé paternité comme un heurt à leur carrière, et certains managers tentent même parfois de dissuader leurs collègues d’y avoir recours alors qu’ils en ont eux-mêmes bénéficié.
Le lieu de travail est pensé et organisé pour et par les « joueurs masculins » qui ont « créé les règles du jeu » pour reprendre la métaphore des sociologues Alvesson et Billing. Dans ce contexte, tout écart par rapport aux attentes traditionnelles de genre est perçu comme un risque pour les employés – ce qui met en lumière la rigidité des rôles de genre au sein des espaces de travail.
De quelle charge mentale parle-t-on ?
L’exemple du congé paternité met en évidence un décalage notable entre la définition académique de « charge mentale » chez les femmes, et son emploi dans les discours publics pour caractériser l’expérience des hommes. L’étude Ipsos de 2018 permet déjà de souligner cette distinction. Celle-ci indique que pour une femme sur deux l’apparition de la charge mentale est liée à l’arrivée d’un enfant, alors qu’un homme sur deux l’associe à l’entrée dans la vie active.
En 2024, en France, 70 % des hommes estiment encore qu’ils doivent être le soutien financier de leur famille pour être valorisés socialement. La sphère professionnelle prime ainsi dans les activités des hommes, même quand ils deviennent pères. Leur « charge mentale » reste majoritairement pensée dans la continuité d’un rôle de « breadwinner » (principal pourvoyeur de revenus pour la famille).
Pourtant, la proportion de ménages où les deux partenaires subviennent également aux besoins du foyer ou de ménages où la femme est la principale « breadwinner » est en augmentation dans de nombreux pays d’Europe. En France, cette dernière catégorie représente un couple sur quatre en 2017, contre un couple sur cinq en 2002.
Cette augmentation ne s’accompagne néanmoins pas forcément d’un changement significatif de répartition des tâches ménagères et des soins aux enfants. Dans une étude menée par la sociologue Núria Sánchez-Mira en 2016 en Espagne, lorsque la femme devient « breadwinner » pour son foyer, aucun des couples étudiés n’atteint une répartition équitable. La participation des hommes n’augmente donc que de manière limitée, et la séparation genrée des tâches persiste. Par ailleurs, cette recherche espagnole souligne que les discours et la réalité autour de cette séparation diffèrent :
« Si l’on compare les récits des hommes à ceux de leurs partenaires, on constate dans certains cas une surestimation de leur contribution réelle. Les hommes semblent se livrer à un exercice d’ajustement de la réalité pour correspondre à un discours politiquement correct de co-responsabilité dans les tâches ménagères et les soins aux enfants ».
Charge mentale : les hommes font-ils une crise ?
Le discours autour de la charge mentale des hommes s’inscrit dans une expression plus large d’une
« crise de la masculinité », c’est-à-dire le sentiment qu’il serait difficile d’être homme dans la société actuelle du fait d’une remise en cause des rôles genrés traditionnels, particulièrement depuis 2017 et le mouvement #MeToo. De fait, en 2024, 37 % des hommes disent considérer que le féminisme menace leur place et leur rôle, et qu’ils sont en train de perdre le pouvoir. Le HCE souligne que ces résultats indiquent un retour préoccupant des injonctions conservatrices qui réassignent les femmes à la sphère domestique.
Comme l’explique le professeur de sciences politiques Francis Dupuis-Déri, cette notion de crise de la masculinité n’est pas récente. Elle est régulièrement invoquée pour expliquer et justifier l’(in) action des hommes et les inégalités de genre. Il souligne que cette idée relève du mythe plus que de la réalité empirique :
« Les hommes ne [seraient] pas en crise, ils [feraient] des crises quand les femmes refusent le rôle […] qui leur est assigné. »
Le débat sur la « charge mentale » des hommes peut être considéré comme une marque de la « crise » en cours, signalant une résistance aux luttes féministes. En effet, elle relève d’une tentative de symétriser dans le discours l’implication des femmes et des hommes au foyer. Cela invisibilise la permanence d’une inégale répartition du travail domestique.
Il est bien sûr important de reconnaître que les hommes s’impliquent davantage dans le foyer depuis ces 25 dernières années, notamment sur l’éducation des enfants. Toutefois, dans le contexte actuel, la notion de « charge mentale des hommes » relève d’une subversion du concept originel aux dépens de sa politisation féministe initiale.
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.