Transition Sociale & Environnementale
Le dialogue entre sciences physiques et sciences sociales, pierre angulaire d’un monde habitable
Comment faire pour préserver l’habitabilité de la planète ? Comment les organisations peuvent-elles se hisser à la hauteur d’un enjeu désormais existentiel qui nécessite des changements structurels dans tous les aspects des sociétés humaines ? Un élément de réponse réside peut-être dans l’invitation de la physique à la table des décideurs. Et un détour par l’histoire éclaire une issue possible.
1951, Les Houches, vallée de Chamonix : une école pour reconstruire la physique théorique
En France, la physique bascule dans une nouvelle ère au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. En 1951, une jeune physicienne française, Cécile DeWitt-Morette, a une ambition : contribuer à la reconstruction de son pays en remettant la recherche et l’éducation scientifique en marche. Pour atteindre son objectif, elle fonde l’École de physique des Houches et y attire de grands noms de la discipline.
De découverte en découverte, la physique – avec d’autres disciplines, telles que la chimie puis, plus tard, la biologie – contribue rapidement à fournir aux entreprises et aux États les clés de progrès et de développements fulgurants qui marquent profondément les Trente Glorieuses, de l’après-guerre jusqu’au début des années 1970.
Alors préoccupé par cette croissance apparemment incontrôlée des activités humaines, un groupe de scientifiques, d’économistes, de fonctionnaires (nationaux et internationaux) et d’industriels se réunit pour la première fois à Rome dès avril 1968 pour réfléchir aux moyens de la ralentir… voire la stopper. Le Club de Rome est né. Rapidement, il commande une étude à une équipe de jeunes physiciens en poste de l’autre côté de l’Atlantique.
1972, Massachusetts Institute of Technology, États-Unis : la physique pour alerter le monde
Sous la conduite de Dennis et Donella Meadows, les chercheurs du MIT mettent au point, en quelques mois seulement, un modèle mathématique global à partir des premiers travaux de simulation de Jay Forrester, le fondateur de la dynamique des systèmes. Et ils concluent :
« Si les tendances actuelles de croissance de la population mondiale, de l’industrialisation, de la pollution, de la production alimentaire et de l’épuisement des ressources se poursuivent sans changement, des limites seront atteintes au cours des cent prochaines années. Et en découlera vraisemblablement le déclin, rapide et incontrôlable, de la population et de la production industrielle. »
Que reste-t-il aujourd’hui, un peu plus de 50 ans après sa sortie, du rapport Meadows ?
Malgré plusieurs mises à jour et coups de projecteur, force est de constater qu’il n’a pas permis d’aligner les intérêts économiques – le temps court, avec ceux de la société et de la planète – le temps long.
Aujourd’hui, les stratégies d’entreprise (et les choix politiques) sont motivées par une pensée économique et des sciences de gestion, où la physique ne trouve pas sa place. Comment une lecture physique du monde pourrait-elle jouer un rôle dans les circuits décisionnels des entreprises (et des États) afin de ramener l’humanité en-dedans de l’espace sécurisé que délimitent les frontières planétaires ? Une issue possible : cesser de chercher à s’imposer – ou à se substituer – aux canons de l’économie classique et du courant dominant de la stratégie d’entreprise, et viser plutôt à établir les conditions d’un dialogue inédit entre des disciplines qui se sont jusqu’ici tenues à distance les unes des autres.
Été 2024, retour aux Houches : des chiffres et des lettres, où lorsque sciences physiques & naturelles et sciences humaines & sociales travaillent ensemble pour garantir l’intégrité du vaisseau Terre
D’un côté, les sciences du système Terre – parmi lesquelles, la physique – permettent de développer une nouvelle génération de scénarios prospectifs quantifiés et sous-tendus par un modèle de calcul de l’empreinte ressources, climat et biodiversité afin d’en garantir le réalisme biophysique.
De l’autre, les sciences humaines et sociales – parmi lesquelles, les sciences de gestion – outillent les organisations (et notamment les entreprises) et leur permettent de concevoir puis de déployer, seules ou en coalition, des politiques et des stratégies susceptibles de concourir à maintenir le vaisseau Terre à l’intérieur des voies navigables.
Ce dialogue, c’est précisément ce que les époux Meadows et leurs collègues ont tâché d’établir il y plus de 50 ans. S’ils n’y sont pas totalement parvenus, leurs travaux pionniers sont une source d’inspiration qui est encore loin de se tarir. Dans quelques jours, plusieurs dizaines de physiciens, d’économistes, de chercheurs en sciences de gestion et des représentants de bien d’autres disciplines se réuniront à l’initiative de Carbone 4 et de plusieurs acteurs de la transition écologique (CNRS, ADEME, AFD, IFPEN et RTE) à l’École de physique des Houches. Ils y travailleront ensemble à faire dialoguer des disciplines différentes entre elles et à consolider des cadres et des méthodes adaptés pour concevoir des stratégies et des prises de décision cohérentes, nourries de leurs connaissances diverses, et qui contribuent à préserver l’habitabilité de la planète.