
Entrepreneuriat & Innovation
Les mumpreneures : une force entrepreneuriale grandissante en Chine
Si beaucoup d’encre a coulé à propos de la croissance économique en Chine ces dernières décennies, la contribution des femmes chinoises est passée sous les radars. Avec la pression imposée par la politique des trois enfants, devenir mère relève moins du choix personnel que d’une participation à la stratégie démographique du pays. Pour trouver un équilibre, de nombreuses femmes chinoises se tournent désormais vers ce qui a été baptisé le « mumpreneuriat » (contraction de maman et entrepreneuriat). En janvier 2024, le terme « 妈妈创业 » (mandarin pour mumpreneure) a généré 69,9 millions de résultats sur Baidu, le principal moteur de recherche chinois, contre 2,6 millions pour la même recherche effectuée en anglais sur Google.
Le terme « mompreneur » a été créé en 1996 par Patricia Cobe et Ellen Parlapiano, deux entrepreneures qui ont fait parler d’elles dans le monde entier avec un site Internet et des ouvrages consacrés à ce thème. À la différence des entrepreneures, les mumpreneures cherchent à trouver une harmonie entre vie professionnelle et personnelle en fusionnant maternité et gestion d’entreprise – on observe généralement que les frontières entre les rôles sont floues.
Selon des travaux de recherche, le mouvement des mumpreneures trouve son origine aux États-Unis dans les années 1990. Il s’est développé largement en France dans les années 2000 avec l’explosion d’Internet. Les chercheurs ont décrit ce mouvement comme « une forme féminisée de travail non salarié, où l’indépendance est considérée comme le moyen idéal d’allier travail et vie de famille ».
Le mumpreneuriat en Chine
Les travaux de recherche que nous menons sur les mumpreneures se concentrent sur les zones urbaines chinoises. D’après nos observations, la majeure partie des mumpreneures sont âgées de 31 à 45 ans, ont poursuivi des études supérieures et sont à l’aise avec les nouvelles technologies. L’âge des femmes chinoises au moment d’avoir leur premier enfant a augmenté : 30,36 ans à Shanghai en 2022. Selon le Chinese Female Entrepreneurs Research Report de 2022, les femmes créent leur entreprises jeunes : avant 30 ans pour 36% d’entre elles, entre 31 et 40 ans pour 50%.
La pandémie de Covid-19 a joué un rôle important dans l’essor du mumpreneuriat : en Chine, un grand nombre de parents s’éloigne du monde de l’entreprise en raison de la récession économique. La plupart des mumpreneures résident dans les zones urbaines de Pékin, Shanghai ou encore Shenzhen, régions qui bénéficient de réseaux de soutien robustes, ainsi que de nombreuses ressources. Les secteurs privilégiés par les mumpreneures sont l’éducation des enfants et les services sociaux, le conseil en ressources humaines, la psychothérapie et les activités liées à la beauté. Ces entreprises comptent généralement des équipes de petite taille (moins de 10 personnes). Nombre de leurs dirigeantes sont très actives sur les réseaux sociaux tels que TikTok et Xiaohongshu, où elles jouissent d’une importante popularité. L’une de celles que nous avons interrogées, DanDan, a créé une entreprise avec son ex-mari (离婚搭子创业 en mandarin), spécialisée dans l’éducation et le marketing appliqué aux réseaux sociaux, qui a retenu l’attention. Son associé et elle ont notamment été récemment invités dans Super Diva, une émission télévisée qui met en lumière des mères chinoises issues de milieux divers.
Loin de la promesse d’un équilibre entre vie professionnelle et personnelle, les mumpreneures chinoises sont ambitieuses, travaillent sans relâche à s’améliorer et dorment souvent trop peu. Elles trouvent du soutien par différents biais – leur conjoint, leurs parents, des services payants d’aide à la personne (nounous, aide-ménagères, chauffeurs, et parfois employés). Bureaux et lieu de vie se trouvent généralement à quelques minutes à pied, voire au même endroit.
À l’instar d’autres pays d’Asie, l’éducation du primaire jusqu’au lycée est extrêmement compétitive en Chine. Les mères chinoises doivent souvent affronter une triple pression – de la société, de la famille et d’elles-mêmes – tandis que les pères bénéficient de davantage de clémence. Notre étude révèle que lorsqu’il est question d’éducation, certaines mumpreneures chinoises ne se retrouvent ni dans le modèle des jiwa, les mères-tigres (鸡娃), ni dans une éducation plus laxiste. Elle défendent plutôt une maternité spirituelle, à travers laquelle elles contribueraient à renforcer la construction émotionnelle et personnelle de leurs enfants. Annie, une mumpreneure qui travaille dans le secteur des ressources humaines, observe :
« Je suis opposée à une éducation orientée sur les résultats, où les enfants sont noyés par les activités et le stress. En ce qui me concerne, cultiver la capacité de mon fils à être heureux est essentiel. Cela me peine lorsque je vois le nombre élevé de dépressions chez les enfants chinois. »
Si les mumpreneures accordent une grande valeur à la maternité, elles ne la placent pas toujours pour autant au premier rang de leurs priorités. En revanche, toutes s’accordent sur l’importance d’attribuer une place prioritaire au « moi » en tant qu’individu, ce qui inclut les sphères financières, physiques, et de santé mentale. Par ailleurs, de nombreuses mumpreneures sont célibataires, divorcées, ou vivent en concubinage.
Un mouvement social
L’émergence d’un mouvement social est facilitée par trois facteurs clés : la possibilité accrue d’exercer une influence politique, la présence de réseaux de soutien, et la sensibilisation de l’opinion publique par le biais de messages. En Chine, le gouvernement a mis en place des mesures stratégiques destinées à compenser les défis démographiques rencontrés par le pays, qui ne cesseront de s’accentuer dans les années à venir. La politique de l’enfant unique a été instaurée en 1980, et il a fallu attendre plus d’un quart de siècle pour passer à la politique des deux enfants, adoptée en 2016. Moins de cinq ans plus tard, en 2021, la politique des trois enfants entrait en vigueur.
La puissance féminine grandissante en Chine est un catalyseur supplémentaire du mumpreneuriat. Depuis 1949, des progrès remarquables ont été accomplis pour les femmes chinoises dans le secteur de l’économie, de l’éducation et de la santé. L’évolution des perceptions sociales est tangible dans le vocabulaire utilisé pour les décrire, du terme 大婶 (tante) à celui de 爷 (Ye), qui signifie « maître », et encore 女王 (Nu Wang), qui veut dire « reine ». Les femmes sont progressivement libérées de l’attente d’une vie consacrée à prendre soin de leurs familles, de leurs enfants, et de leurs maris. Les femmes chinoises embrassent des valeurs plus variées et contribuent à une société plus inclusive. L’écosystème de soutien aux mumpreneures a mûri. Il inclut notamment le « @SHE Entrepreneur Plan« , géré par la China Women’s Development Foundation. Devenu de plus en plus influent ces 28 dernières années, il couvre à présent plus de 20 provinces. Pour ce qui est du terrain, les communautés de mumpreneures se développent avec l’aide des réseaux sociaux. Citons parmi les exemples intéressants Lamabang, Babytree (une sorte de Facebook pour parents et enfants), ci123 et 研究生 Yan Jiu Sheng (qui met en lumière des travaux de recherche sur la grossesse).
En raison de leur présence importante dans ces régions, notre étude se concentre principalement sur les mumpreneures des zones urbaines. Au vu des disparités géographiques du pays, de futurs travaux de recherche pourraient se focaliser sur le mumpreneuriat dans les régions rurales et potentiellement révéler des différences dans la motivation entrepreneuriale, la définition de la maternité, le capital social ou encore le maillage social.