Société
Pénurie de logements étudiants : et si la France s’inspirait du modèle coopératif ?
Dans un contexte où la spéculation immobilière et les pénuries de logements sociaux – notamment étudiants – créent de nombreuses difficultés pour une part croissante de la population française, considérer des modèles alternatifs de logements s’impose. Les coopératives d’habitants développées en Amérique du Nord depuis le début du XIXe siècle, notamment celles pour étudiants, sont un modèle qui mériterait d’être davantage développé en France.
Des femmes à l’origine du modèle
Issues de projets pour promouvoir l’autonomie des classes populaires, l’éducation et l’émancipation des femmes et des paysans, aux États-Unis, les premières coopératives de logement ont émergé dans les années 1830. Les balbutiements du mouvement de logement coopératif aux États-Unis sont liés à l’émancipation des femmes. Le développement d’un modèle d’habitat en autogestion coopérative est associé au travail de la militante Mary Lyon pour rendre les études supérieures accessibles aux femmes sans accès aux ressources de la bourgeoisie. Entre 1837 et 1849, celle-ci promeut le développement d’une communauté de femmes basée sur des principes coopératifs de partage des tâches domestiques pour les étudiantes de l’université Mount Holyoke, ce qui permet aux résidentes issues du monde rural de poursuivre leurs études.
Ce système de partage des tâches reste encore aujourd’hui très présent dans de nombreux modèles coopératifs aux États-Unis, et notamment dans les coopératives où tous les espaces sauf les chambres sont mutualisés : cuisines, salles de bains, salles communes, bureaux, etc. Cette mutualisation des espaces, l’achat de nourriture collectif et le partage des charges ainsi que des tâches de ménage et de préparation des repas, permet de réduire les coûts par rapport à un logement classique. Cela permet non seulement une résilience, mais un déploiement des logements coopératifs.
Chicago, déjà précurseuse au XIXᵉ siècle
Ce modèle s’affine jusqu’à mener à un contrôle autogéré du logement par ses membres, qui émerge en 1892 au sud de Chicago. Sept femmes louent alors collectivement un étage dans un immeuble pour mettre en pratique le mode de vie coopératif. Elles sont proches de Jane Addams, une féministe pionnière du travail social aux États-Unis et prix Nobel de la Paix en 1931. Ce lieu de vie, surnommé le « Jane Club », passe de 7 à 33 membres en moins d’un an, occupant rapidement tout l’immeuble, avant de déménager dans un autre édifice proche de Hull House, un centre d’innovations sociales majeures du tournant du XIXe et XXe siècle. Logeant certaines des femmes pionnières dans les mouvements syndicalistes à Chicago, cette coopérative de logement est décrite comme un lieu de vie très peu cher qui permet à ces femmes de vivre en autonomie, même quand leur participation à des grèves met en péril leurs sources de revenus. Les modestes loyers que ces femmes paient permettent de surcroît de financer la crèche organisée par Hull House. Cette coopérative fonctionnera pendant 45 ans, jusqu’en 1937, et elle inspirera le modèle d’une coopérative en autogestion, où les membres se réunissent pour prendre toutes les décisions sur leur logement.
La Grande Dépression accélère l’essor des coopératives
Après ces premières coopératives développées pour rendre accessibles les études supérieures aux femmes, la Grande Dépression est une période cruciale d’expérimentations. Le modèle coopératif s’ouvre de plus en plus aux hommes issus des milieux populaires, notamment autour des campus où il y a d’importants besoins de logements accessibles pour les étudiants. Ces coopératives étudiantes – souvent soutenues par les universités (dons ou prêts de bâtiments, soutiens d’alumni, de professeurs ou doyens impliqués contre la précarité des étudiants) – s’appuient sur la culture paysanne du monde rural.
Un rapport du United States Department of Labor de 1943 fait le point sur l’effervescence des coopératives étudiantes recensées en 1941 : au début des années trente, des groupes d’étudiants issus du monde agricole ont fondé de nombreuses coopératives. Certains louent un terrain à bas prix et construisent et gèrent eux-mêmes leur maison selon les principes coopératifs, mutualisant les denrées alimentaires venant de leur famille située dans les campagnes alentour, créant un potager collectif, et cuisinant à tour de rôle. Ayant de faibles revenus, ces membres s’entraident en partageant des aliments issus de leur famille, en jardinant, et en bricolant.
D’autres négocient de restaurer d’anciens bâtiments tombant en ruine, bricolent pour les équiper en eau et en électricité, et en échange multiplient les logements coopératifs autour de différents campus. Un groupe partageant un petit appartement et mettant en commun leurs ressources a fini par être à l’origine d’un système coopératif hébergeant 650 membres en 1941, s’appropriant progressivement jusqu’à cinq immeubles convertis peu à peu en espaces coopératifs. Ce rapport de 1943 dénombre 510 coopératives sur 144 campus et dans 44 états.
Une expansion du modèle à d’autres secteurs
Les années 30 sont aussi un moment où les coopératives agricoles, les coopératives de consommateurs et de travailleurs se déploient aux États-Unis, sous la pression d’un contexte économique très dur. Le promoteur des coopératives de logement Jim Jones documente avec soin ces collaborations multiples entre différentes formes de coopératives : parrainages, publicité, financement de la part des coopératives agricoles et de consommateur. À New-York, la mouvance coopérative naît en collaboration avec des mouvements syndicalistes. Les campus sont aussi des hubs coopératifs, où se déploient non seulement des logements, mais aussi des barbiers, des librairies, des magasins de vélo et des supermarchés coopératifs. Cela permet souvent une collaboration entre ces différentes structures – l’un des sept principes établis par une coopérative pionnière à Rochdale en 1844, et qui restent encore aujourd’hui la feuille de route de nombreuses coopératives de logement.
Méconnue mais loin d’avoir reculé, la culture coopérative continue de se déployer aux États-Unis. Aujourd’hui, il est estimé qu’entre 1,5 et 2 millions de personnes vivent en coopérative de logement aux États-Unis. Si les modèles financiers des coopératives sont variés, elles ont souvent vocation à se déployer pour lutter contre la spéculation immobilière et maintenir des logements abordables pour le plus de personnes possible. À New York City, c’est l’ambition de Co-op City, aujourd’hui considérée comme la plus large coopérative de logement au monde.
Merci @brutofficiel pour cet excellent reportage sur les coopératives d’habitants. https://t.co/MdvyNE7jyy
— HABICOOP (@Habicoop) December 8, 2022
De même, les coopératives étudiantes se sont structurées en mouvement et continuent de se déployer dans de nombreuses villes nord-américaines. Certaines coopératives démarrées dans les années 1930 se sont mises en réseau, elles achètent de nouveaux bâtiments, font construire de nouvelles coopératives, et ont offert un logement à bas prix dans de plus en plus de villes au fil du XXe siècle (par exemple autour des universités à Austin, Madison ou Ann Arbor). À Berkeley, plus de 1300 étudiants sont actuellement hébergés au sein de coopératives – soit environ 2,8 % des étudiants de l’Université, et il est estimé que ces coopératives étudiantes permettent aux étudiants de payer leur logement 50 % moins cher que le marché classique.
Promouvant la non-spéculation immobilière, l’expansion de l’accès aux logements peu onéreux – notamment pour les étudiants, les femmes, et les minorités les moins privilégiées – et une révolution du partage des tâches domestiques, la culture coopérative pourrait-elle se développer en France ?
Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.