Stratégie & Organisations
Pourquoi les entreprises doivent-elles se soucier de la politique
Les événements récents en France, en Europe et aux États-Unis ont secoué le monde des affaires. Comme en témoignent les fluctuations significatives de l’indice boursier français CAC40 suite aux résultats des élections européennes, il est évident que la politique peut avoir des conséquences économiques immédiates, avec des variations des rendements attendus et des pertes économiques associées. Cela reflète les implications plus larges de la politique sur les stratégies d’entreprise et les conditions opérationnelles. De même, les marchés de la dette sont affectés par les primes de risque variables que les prêteurs exigent en réponse aux changements politiques.
Bien que de nombreuses entreprises prétendent être apolitiques, elles ont des incitations fortes à soutenir certains choix politiques, notamment ceux qui promettent les résultats les plus favorables pour leurs intérêts. Un environnement politique stable et favorable peut stimuler la croissance et les investissements, tandis que l’instabilité politique peut entraîner des perturbations, des risques accrus et des revers financiers. Ce sujet a été largement étudié en sciences de gestion, et cet article présente des illustrations concrètes de plusieurs perspectives théoriques clés et couvre leurs implications pratiques.
Implications des décisions politiques pour les entreprises
La réflexion habituelle concernant les conséquences des décisions politiques sur la vie des affaires se concentre surtout sur les impôts et les réglementations. Ceux-ci se traduisent directement par une réduction des profits et incitent les dirigeants du monde entier à les aborder avec prudence. Néanmoins, il y a plus que ce que l’on peut voir de prime abord, et la relation complexe entre les entreprises et l’État ne se résume pas à la fiscalité.
Les entreprises du secteur de l’armement en sont un excellent exemple. Lockheed Martin, Raytheon ou Northrop Grumman s’appuient presque exclusivement des achats gouvernementaux pour générer des revenus. Elles sont dépendantes des programmes d’approvisionnement du Pentagone et des autorisations fédérales pour les exportations. Par exemple, Raytheon a tiré 45 % de ses ventes de groupe en 2022 de contrats avec le gouvernement américain, son plus grand client, et répertorie à juste titre les contrats et les réglementations comme des risques majeurs pour son activité dans son rapport annuel.
Sans surprise, ces entreprises comptent également parmi les plus dépensières en matière de lobbying à Washington DC. Selon Open Secrets, Raytheon a dépensé plus de 11 millions USD en 2023, employant 83 lobbyistes. Ces entreprises incarnent une forme de dépendance de certains secteurs industriels envers les décisions politiques.
Les achats publics sont un lien évident entre ces entreprises et le gouvernement, mais d’autres industries comme la pharmacie ou les télécommunications dépendent fortement de la réglementation publique pour leurs activités commerciales et interagissent en permanence avec les régulateurs. Il est ainsi notable que Meta soit devenu l’un des principaux dépensiers en lobbying ces dernières années, au milieu des controverses sur les interférences électorales et la modération de contenu.
En France, EDF, qui gère un parc important de réacteurs nucléaires pour produire de l’électricité, doit se conformer aux injonctions d’un ensemble dense d’institutions politiques et administratives. L’État est l’unique actionnaire, mais entretient une relation complexe avec la société, partagée entre objectifs financiers, industriels et environnementaux. La Commission de Régulation de l’Énergie veille à ce que l’entreprise ne bénéficie pas d’une position monopolistique dans le transport et la distribution d’énergie, tandis que l’Autorité de Sûreté Nucléaire surveille la flotte nucléaire… EDF consacre du temps et des ressources importants à interagir avec ces parties prenantes, et la complexité de l’alignement des points de vue divergents conduit à un processus décisionnel prolongé et à des hésitations politiques. Les conséquences des changements de réglementation deviennent des risques majeurs pour la continuité des activités. Par exemple, cinq pages entières de son rapport annuel sont consacrées à la discussion de la “Régulation des marchés, risques politiques et juridiques”.
Implications pratiques pour les entreprises
Engagement politique direct
Compte tenu des enjeux, les entreprises s’engagent directement auprès des autorités publiques. L’activité politique des entreprises comprend les stratégies et actions mises en œuvre pour influencer les décisions politiques et obtenir des résultats favorables (voir Hillman et al.). Cela inclut le lobbying, les contributions politiques et la participation à des comités d’action politique, notamment aux États-Unis.
Les entreprises pratiquent le lobbying pour obtenir des réglementations favorables, se défendre contre des législations défavorables et acquérir des avantages concurrentiels. Un engagement efficace nécessite une compréhension approfondie du paysage politique et la capacité de naviguer dans des relations complexes et des environnements réglementaires. Une fois qu’elles atteignent une certaine taille critique, les entreprises peuvent constituer des équipes dédiées aux politiques publiques ou externaliser ces activités à des cabinets de lobbying pour éviter les associations directes avec leurs stratégies d’influence. Alternativement, les entreprises peuvent collaborer au niveau sectoriel pour promouvoir des intérêts collectifs.
Compte tenu de la sensibilité du lobbying, plusieurs cadres (par ex. les lignes directrices de l’OCDE) régissent son interaction avec les processus de décision publique. Le Parlement européen, par exemple, impose des règles de transparence strictes pour les lobbyistes.
Stratégies défensives
La gestion des risques politiques implique d’identifier, d’évaluer et d’atténuer les risques liés aux changements politiques et à l’instabilité. Les risques politiques peuvent inclure la guerre, l’expropriation, la nationalisation, les restrictions sur le rapatriement des bénéfices, les changements réglementaires et les troubles civils, tous susceptibles de perturber les opérations, d’augmenter les coûts et de réduire la rentabilité.
Les théories de gestion comme la théorie de la contingence, qui postule qu’il n’existe pas de stratégie organisationnelle unique et que les approches doivent s’aligner sur l’environnement externe, soulignent l’importance de la gestion des risques politiques. Les entreprises doivent développer des stratégies adaptables à différents contextes politiques, ce qui peut impliquer de diversifier les investissements dans différentes régions, de favoriser des relations solides avec les gouvernements locaux et de concevoir des plans de contingence pour les perturbations politiques. Cela peut amener les entreprises à diversifier leurs chaînes d’approvisionnement et à développer des portefeuilles diversifiés géographiquement et sectoriellement. Les départements de gestion des risques créent souvent des stratégies de couverture complexes en utilisant l’assurance contre les risques politiques (PRI) et des produits financiers pour gérer leur exposition. Des agences d’exportation nationales comme BPI France, Coface, UK Export Finance et Exportkreditgarantien offrent des politiques PRI pour soutenir les entreprises nationales investissant à l’étranger.
Pour une entreprise aussi importante qu’EDF, le développement de stratégies défensives et l’engagement direct auprès des autorités publiques se combinent pour former une stratégie globale de gestion des risques.
L’intersection entre monde des affaires et politique est complexe. Les entreprises doivent être attentives aux dynamiques politiques car celles-ci impactent directement leurs opérations, leur accès aux ressources et leur positionnement sociétal. Cependant, les entreprises ne possèdent pas la même légitimité que les citoyens dans la sphère publique, et leur implication est souvent perçue avec scepticisme par les autres parties prenantes. Elles doivent donc agir avec prudence, en équilibrant leurs efforts pour influencer les résultats politiques avec une préparation à divers scénarios. Il convient de noter que ces considérations concernent principalement les grandes entreprises multinationales. Les petites entreprises, souvent dépourvues des ressources nécessaires pour aborder ces questions de manière proactive, traitent généralement les questions politiques de manière réactive. C’est dans ce contexte que les chambres de commerce et autres organismes professionnels jouent un rôle crucial en fournissant à la fois information et représentation dans les processus décisionnels politiques.