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Economie & Finance

Pourquoi subventionner la pêche industrielle alors que la pêche artisanale est plus rentable (et plus durable) ?

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À l’instar de nombreuses études scientifiques, le récent rapport Changer de cap met en lumière les impacts négatifs de la pêche industrielle sur l’environnement, mais aussi sur l’économie. Cette forme de pêche crée deux à trois fois moins d’emplois et produit presque deux fois moins de valeur ajoutée que la pêche artisanale. Ces chiffres interpellent, d’autant plus que la pêche industrielle est fortement soutenue par des subventions publiques. Les conclusions du rapport semblent alors évidentes : une partie au moins de la solution à la transition sociale et écologique des pêches réside dans la valorisation de la pêche artisanale créatrice d’emplois et moins dépendante de subventions publiques.

Malgré ce constat, la tendance inverse se dessine pourtant. Par exemple, en Bretagne, la Compagnie des pêches de Saint-Malo a souhaité faire l’acquisition d’Annelies-Ilena, l’un des plus grands chalutiers du monde, pour transformer le merlan bleu en pâte de surimi. Bien que le projet soit actuellement en suspens, attendant la validation de l’État pour transférer les quotas de pêche de l’ancien chalutier de la Compagnie des Pêches vers l’Annelies-Ileana, sa concrétisation s’avérerait être un désastre écologique et économique si l’on se réfère au rapport « Changer de Cap« .

Dans la même lignée, le port de Lorient a annoncé à l’automne 2023 une solution encore plus extravagante afin de pallier la baisse des quantités de poissons traitées : la création d’un port de pêche international au Sultanat d’Oman « Ker-Oman », où la pêche est abondante. Le poisson serait importé par avion du Sultanat d’Oman jusqu’à Lorient. D’après les écologistes, le bilan carbone de ces marchandises serait dix fois supérieur à celui d’un poisson classique.

Pourtant, des modèles de gestion des ressources naturelles qui permettent à la fois d’atteindre des objectifs écologiques et économiques sont possibles et applicables à la pêche commerciale, comme nous l’avons récemment montré dans un article publié dans la revue scientifique Organization & Environment (Carton & Parigot, 2024). Avant de détailler ce modèle écologique de gestion des ressources naturelles, il serait toutefois utile de comprendre comment nous en sommes arrivés là.

Un paradigme qui pousse à l’épuisement des ressources naturelles

L’incapacité à gérer des ressources naturelles de façon durable s’explique par la philosophie qui sous-tend leur utilisation par les organisations. Dans notre recherche, nous reprenons les présupposés théorisés par la théorie des ressources de Jay Barney afin de les remettre en question à l’aune des enjeux de préservations des ressources naturelles. Premièrement, pour développer un avantage compétitif durable, les organisations estiment qu’il faut posséder une ressource que son concurrent ne possède pas. Appliqué aux ressources naturelles, cela peut conduire à des conflits délétères, comme on peut l’observer pour certaines ressources minières.

En outre, cela peut conduire à une surappropriation au détriment de l’environnement ou des générations futures. Ainsi, les chalutiers de fonds hauturier créent de la valeur marchande en draguant les crustacés présents sur les fonds marins, tout en les abîmant. Le rapport « Changer le cap » estime qu’une surface équivalente à la superficie de la France, soit 600 000 km2, est raclée par ces flottes, détruisant au passage l’habitat de ces crustacés et menaçant leur pérennité.

Le second présupposé est que plus une ressource est rare, plus elle contribue à la création d’un avantage concurrentiel. Ainsi, plus une espèce est en voie de disparition, plus sa valeur et donc son prix, seront élevés. Il en résulte que focaliser la pêche sur un nombre limité d’espèces telle que le thon met en danger leur survie puisque leur taux de capture est plus élevé que leur taux de renouvellement naturel. D’après UFC-Que Choisir, 86 % des poissons sur les étals sont pêchés selon des méthodes non durables ou dans des stocks surexploités.

Un mode de gestion problématique

Enfin, le troisième présupposé est que seule une minorité de ressources permet réellement aux organisations de créer un avantage leur permettant de se démarquer des concurrents de façon durable. La plupart des ressources mobilisées sont en réalité facilement imitables par des concurrents. Dans ce cadre, exploiter une espèce de poisson à faible valeur ajoutée jusqu’à son épuisement n’est pas si problématique car elle pourra être substituée par une ressource au goût proche. Ainsi, un poisson pané peut être constitué de colin d’Alaska, de cabillaud, de merlu blanc, ou de limande du Nord, sans que le goût produit final, composé d’additifs, d’arômes et de sucres ajoutés, n’en soit altéré. Le rapport « Changer le cap » reprend les chiffres de l’Union internationale pour la conservation de la nature qui indiquait en 2015 que déjà 7,5 % des espèces de poissons étaient menacées d’extinction dans les mers européennes.

Comme on peut le voir, ce mode de gestion des ressources naturelles ne favorise pas leur préservation à long terme. Or, il existe des méthodes alternatives qui combinent création de valeur et respect de l’environnement.

Mieux valoriser les poissons ordinaires

Certaines organisations développent, avec succès, leur modèle économique sur la base de ressources dites ordinaires, qui sont habituellement délaissées par la pêche industrielle, car elles sont réputées peu créatrices de valeur. C’est par exemple le cas de la vieille ou du carrelet, au goût moins subtil et à la fragilité plus importante que d’autres espèces. Et pourtant, en s’appuyant sur ces poissons oubliés, il est possible de diminuer la pression sur les stocks de poissons surexploités en répartissant la pêche sur un plus grand nombre d’espèces.

Les autres oubliés sont les pêcheurs artisanaux car l’industrie ne perçoit que leur faible rendement de pêche. Pourtant, leurs méthodes de pêche douce, à l’opposé des méthodes pratiquées par la pêche industrielle, en font des artisans incontournables de la transition sociale et écologique des pêches.

Le problème des ressources ordinaires est leur faible potentiel de création de valeur a priori. Il faut donc valoriser ces poissons de manière inédite auprès des consommateurs. Par exemple, à l’instar de l’entreprise de pêche Poiscaille, proposer une distribution en circuit court permet de consommer des poissons et des crustacés, au plus tard 72 heures après leur pêche. Dans le commerce traditionnel, ce délai peut atteindre parfois jusqu’à 10 jours.

Une autre solution consisterait à construire une valeur communautaire autour de ces ressources naturelles, en créant un sentiment d’appartenance chez les consommateurs, fiers de savoir qui a pêché le carrelet qu’il mange.

Réorienter l’économie de la pêche

Inciter les pêcheurs à capturer ces espèces oubliées requiert aussi qu’elles soient revalorisées auprès de ces derniers. Il est possible de rémunérer ces poissons à un prix fixe, à l’opposé de la loi de l’offre et de la demande instaurée dans les criées françaises. Ainsi, les pêcheurs ont la garantie d’un débouché suffisamment rémunérateur pour leurs pêches. Réévaluer à la hausse des ressources dont la pérennité n’est pas menacée permet ainsi de diminuer la pression sur les ressources menacées.

Enfin, le maintien de ce modèle de pêche vertueuse passe par l’intéressement des acteurs locaux. Cela inclut la création de partenariats avec des distributeurs proches, la constitution de relations avec des pêcheurs ou associations de pêcheurs locales. La création de liens avec des financeurs de la pêche artisanale doit aussi être valorisée, de sorte qu’ils voient dans ce modèle non seulement des arguments écologiques, mais aussi une garantie de pérennisation de la pêche locale. On comprend ainsi que l’organisation qui combine la valorisation des poissons oubliés et des pêcheurs artisanaux ne ressemble en rien à l’approche industrielle.

Le modèle que nous avons décrit s’avère à la fois économiquement viable et écologiquement pertinent, contrairement à l’importation massive de poissons depuis l’autre bout du monde, ou l’industrialisation, non rentable, de la pêche. Ainsi, nous ne pouvons qu’encourager le développement de modèles de ce type, notamment en réorientant les aides publiques actuellement versées pour la pêche industrielle vers la sauvegarde d’une pêche traditionnelle en facilitant par exemple le financement d’équipements, en incitant à la pratique de ce métier, etc.
The Conversation

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.