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Entrepreneuriat & Innovation

Start-ups : quand l’image fantasmée de l’entrepreneur conduit à ignorer les mauvais résultats financiers

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« Vous avez aimé lire les histoires d’entrepreneurs, eh bien maintenant on y est » (Fondateur d’Incubo aux associés)

« Un entrepreneur, ça reste calme face à l’adversité ». « Un entrepreneur, ça donne tout pour son business ». La plupart des jeunes dirigeants adhèrent à cette image de l’entrepreneur envers et contre tout. Ils considèrent qu’il n’est pas inhabituel de faire face à des débuts difficiles, voire très difficiles. L’une des fonctions du reporting financier est précisément de tirer le signal d’alarme quand les projets entrepreneuriaux ne se passent pas comme prévu.

Notre recherche montre qu’à vouloir s’affirmer comme des entrepreneurs capables de surmonter toutes les difficultés, certains jeunes dirigeants ignorent trop longtemps la signification de mauvais résultats économiques.

De l’anxiété à l’espérance

Notre étude repose sur le cas d’Incubo*, une start-up spécialisée dans la mise à disposition d’espaces de travail mutualisés. Nous avons analysé les enregistrements de l’ensemble des réunions budgétaires conduites au cours de sa (trop) courte existence. Ces réunions entre les quatre partenaires investis dans le projet ont porté presque exclusivement sur le partage d’informations comptables comme la trésorerie, les ventes, les dettes fournisseurs ou encore les maigres investissements. Courant sur une période de huit mois, elles se sont toutes tenues en l’absence de l’unique partenaire extérieur, propriétaire des locaux mis à disposition pour héberger l’activité.

Ces échanges saisis sur le vif révèlent que la première réaction de ces managers à des résultats comptables très en deçà des attentes est une grande anxiété. Cette émotion négative s’exprime par le recours à un vocabulaire plus cru : « Toutes les semaines si on n’est pas minimum à 10% de croissance, on est foutu p….. !« . Les échanges se font plus vifs, marqués par de nombreuses interruptions entrecoupées de longs silences. Quant au contenu des débats, il porte sur un constat partagé : les chiffres sont inquiétants et témoignent d’une activité qui ne parvient pas à décoller. Certains menacent de partir travailler ailleurs, remettant en cause les compétences ou les choix des uns et des autres.

Mais cet état d’esprit récurrent en début de réunion ne dure jamais bien longtemps. L’anxiété initiale laisse rapidement la place à des échanges porteurs d’espoir autour de ce qui permettrait d’améliorer la situation. Cette évolution s’accompagne le plus souvent de la production d’un nouveau prévisionnel tenant compte de nouvelles hypothèses discutées collectivement. Chacun suggère le lancement de nouveaux services, la relance de prospects, des pistes d’économies supplémentaires. Tout cela est rapidement modélisé sur un fichier Excel affichant les perspectives financières sur un à trois ans. Ces nouvelles projections visent principalement à dessiner un chemin pour rétablir la situation et à calmer l’anxiété née de la découverte de l’ampleur des difficultés financières à surmonter. Mais elles n’ont de sens que si elles sont réalistes. C’est précisément là que l’image communément répandue de l’entrepreneur « héros », à même de résoudre les situations les plus acrobatiques pour finalement réussir en dépit des obstacles rencontrés sur sa route, peut s’avérer préjudiciable.

« Un entrepreneur ça innove tout le temps »

Au cours de leurs discussions, les quatre associés se définissent très régulièrement comme des entrepreneurs, sans jamais préciser ce qu’ils entendent par ce terme. Il les distingue de la figure du « banquier », du « salarié » ou encore du « privilégié ». Leur mépris pour ces profils s’affirme dans des expressions comme « nous ne sommes pas des banquiers » lorsqu’il s’agit d’accepter de ne plus se rembourser les notes de frais de restauration, ou « tu es un privilégié » lorsque l’un d’entre eux renâcle à renoncer à sa rémunération. Se définir comme entrepreneur c’est revendiquer l’absence de revenus stables et une prise de risque importante, mais aussi le caractère exaltant de leur aventure entrepreneuriale. À leurs yeux, « un entrepreneur, ça innove tout le temps ».  Par conséquent, ils doivent se montrer capables d’inventer de nouveaux services et redoubler d’efforts pour obtenir des clients afin de pérenniser leur projet. Dans le cadre de notre étude, la créativité supposément attendue de la part des entrepreneurs amène notamment nos startuppers à imaginer de contourner les frais de prospections en arpentant les abords des congrès professionnels plutôt qu’en y louant un stand.

De conflictuels au début, les échanges évoluent vers la promesse réciproque d’un engagement supérieur dans la recherche de clients, dans le déploiement de nouveaux services, dans la réduction des coûts de communication et de fonctionnement. Leur volonté d’incarner les parfaits entrepreneurs de leurs rêves est si forte qu’elle les pousse à fermer les yeux sur la situation pourtant sans issue de leur entreprise.

Nouvelles prévisions

L’heure est à la réconciliation et les échanges redeviennent cordiaux alors que les perspectives de sortie de crise se traduisent par de nouvelles prévisions qui reflètent les progrès rapides que les efforts de chacun ne manqueront pas d’entrainer. À ce stade, l’équipe ne mentionne plus les indicateurs financiers alarmants préférant se concentrer sur l’élaboration de nouvelles prévisions. Nouvelles prévisions qui trop souvent pèchent par excès d’optimisme. Ce scénario se reproduit au fur et à mesure des réunions, jusqu’au moment où le partenaire extérieur, lassé par des prévisions de plus en plus rocambolesques, met fin à l’occupation gratuite de ses locaux par Incubo.

Notre étude montre qu’il n’est pas évident de renoncer à son projet entrepreneurial, et peut-être plus encore de renoncer à l’idée d’incarner l’entrepreneur avec un grand E. Dans l’imaginaire collectif, un entrepreneur se distingue par sa capacité à ne pas renoncer et à trouver des solutions dans les situations qui paraissent désespérées. Le danger réside alors dans l’illusion que travailler plus, être plus créatif, accepter plus de sacrifices financiers et tenir bon en dépit des vents contraires pourrait sauver tout projet entrepreneurial. Certains entrepreneurs aveuglés par leurs rêves de réussite pensent à tort qu’un esprit entrepreneurial, fantasmé par eux, parviendra à les tirer de toutes les situations difficiles.

En raison de cette vision fantasmée, les startuppers ignorent trop souvent les signes annonciateurs d’échecs, même les plus simples et objectifs comme de mauvais chiffres de ventes ou des coûts bien supérieurs aux attentes. Il est tentant pour eux de se rassurer en redoublant d’efforts, en revoyant les prévisions à la hausse à l’aune de nouvelles résolutions toujours plus radicales, qu’il s’agisse d’innovations irréalistes ou du renoncement à toute compensation financière. Pour les jeunes dirigeants observés, accepter les conséquences de difficultés financières considérées comme passagères (comme ne pas se verser de salaire), est la conséquence regrettable mais quasi-naturelle de leur statut hautement désirable d’entrepreneurs. Cet attachement exagéré à une image romantisée de la vie d’entrepreneur à l’aube de l’aventure managériale constitue un puissant frein à la prise de conscience que certaines new ventures ne sont pas viables. Et ainsi retarder le désengagement pourtant souhaitable d’entreprises vouées à l’échec.

 

*Le nom de l’entreprise a été modifié.

Cet article est basé sur la publication académique : Postaire, M. & Puyou, F.-R. (2024), « Restor(y)ing commitment to a failing organization: how narratives and forecasts mitigate anxiety », Accounting, Auditing & Accountability Journal, Vol. 37 No. 3, pp. 840-865. https://doi.org/10.1108/AAAJ-03-2021-5204