Stratégie & Organisations
Vers un grand déracinement des entreprises françaises cotées ?
En avril 2024, l’annonce par le PDG de TotalEnergies, Patrick Pouyanné, de la possible délocalisation de la cotation principale de l’entreprise de Paris à New York a provoqué un séisme au sein des sphères politique et économique. Une annonce qui a relancé le débat sur le « rattachement national » des grandes entreprises françaises. La perte de contrôle national sur ces grands groupes pose des questions cruciales sur la souveraineté économique, la gouvernance d’entreprise et l’impact sur l’emploi local.
Notre étude qui porte sur 85 grandes entreprises cotées, s’inscrit dans cette dynamique. Elle met en lumière les transformations discrètes mais profondes qui affectent la relation entre elles et le territoire national. Entre gouvernance transnationale, dilution de l’actionnariat français et internationalisation des effectifs, ces entreprises semblent progressivement se détacher de leurs racines françaises.
L’enracinement des grandes entreprises françaises en question
Dans le cadre de notre étude réalisée en 2023, le degré d’attachement des grandes entreprises françaises à leur territoire national est mesuré à travers cinq dimensions, à savoir la localisation des effectifs salariés, le chiffres d’affaires réalisé en France, la nationalité des dirigeants, celle des administrateurs (membres du CA et actionnaires), et enfin la localisation des sièges sociaux.
- La localisation des effectifs salariés
Seuls 39 % des effectifs des grandes entreprises étudiées sont basés en France. Sur les 5,2 millions de salariés qu’elles emploient, une majorité travaille à l’étranger. Ce chiffre global masque des disparités. Si des groupes comme SEB (97 % des effectifs en France) ou la Française des Jeux (92 %) maintiennent une forte présence nationale, d’autres, comme Forvia (7 %) ou Eramet (9 %), se caractérisent par une main-d’œuvre majoritairement étrangère.
- Le chiffre d’affaires réalisé en France
En 2023, les grandes entreprises françaises cotées ont généré un chiffre d’affaires cumulé de 1 400 milliards d’euros, dont seulement 25 % a été réalisé en France. Là encore le tableau est contrasté. Certains groupes, comme TF1 (86 %) et Eiffage (73 %), restent fortement ancrés sur le marché français, alors que des acteurs comme Sanofi (5 %) et Valneva (4 %) sont quasi-exclusivement tournés vers l’international. Cette dépendance accrue aux marchés étrangers rend ces entreprises plus sensibles aux crises géopolitiques, mais elle illustre aussi leur intégration dans l’économie mondialisée.
- La nationalité des dirigeants
82 % des directeurs généraux de ces grandes entreprises sont français. Cependant, cette proportion diminue au fil des années. Par exemple, la société Sartorius-Stedim-Biotech est dirigée par un Slovaque, et EssilorLuxottica par un PDG italien. Cette internationalisation des dirigeants influence nécessairement les orientations stratégiques des entreprises, au-delà des considérations nationales.
- La nationalité des administrateurs
En 2023, seuls 74 % des administrateurs des conseils d’administration des grandes entreprises françaises sont français, contre 92 % en 2015. Cette diminution traduit une ouverture accrue des conseils à des profils internationaux. Des entreprises comme Schneider Electric (31 % d’administrateurs français) et Valneva (40 %) illustrent cette tendance. Cette transformation pose la question de l’alignement des intérêts entre les administrateurs internationaux et les priorités économiques françaises.
- La localisation des sièges sociaux
98 % des entreprises étudiées maintiennent leur siège social en France, à l’exception notable de deux d’entre elles. Eurofins Scientific et Solutions 30 SE ont localisé leur siège au Luxembourg, notamment pour des raisons de fiscalité ou de proximité avec des partenaires financiers. Bien que symbolique, la délocalisation des sièges sociaux peut affecter la perception de l’ancrage national des entreprises.
Une érosion de l’actionnariat français
Depuis 2005, la proportion d’actionnaires français au capital des grandes entreprises cotées a chuté, passant de 72 % à 34 % en 2023. Ce basculement s’est accéléré à partir de 2017, lorsque l’actionnariat français a perdu la majorité au profit d’actionnaires internationaux. Ces derniers, souvent des fonds de pension ou des gestionnaires d’actifs, peuvent se montrer plus volatils et moins sensibles aux considérations nationales.
Certaines entreprises se distinguent par la très faible présence de capitaux français dans leur actionnariat. C’est le cas d’Ipsen (2 %), Sartorius-Stedim Biotech (3 %) et Accor (3 %). À l’opposé, des groupes comme Interparfums (72 %) ou Hermès (67 %) conservent une forte mainmise nationale, souvent via des structures familiales ou des holdings de contrôle.
Trois profils d’entreprise
Notre étude classe les grandes entreprises françaises en trois profils distincts en fonction de leur degré d’enracinement.
Les entreprises au profil qualifié de national maintiennent un fort attachement au territoire français. Elles emploient au moins 50 % de leurs effectifs en France et réalisent plus de 50 % de leur chiffre d’affaires sur le sol français. Ce profil inclut Air France KLM, Bouygues, Eiffage, Orange et TF1.
Le deuxième profil dit transnational concerne les entreprises qui combinent des activités nationales et internationales, se positionnant à mi-chemin entre l’ancrage local et la globalisation. Les effectifs et le chiffre d’affaires se répartissent de manière équilibrée. Parmi ces entreprises figurent Bolloré, Hermès, Safran et Thalès.
Enfin la troisième catégorie d’entreprises au profil dit déraciné se caractérise par une activité économique quasi-totale à l’international. À peine 21 % de leurs effectifs et 13 % de leur chiffre d’affaires sont localisés en France. Ce profil concerne des multinationales emblématiques telles que TotalEnergies, LVMH, Cap Gemini et Veolia.
La gouvernance à l’heure de la mondialisation
Il ressort de cette étude que la gouvernance des grandes entreprises françaises connaît une mutation radicale. Entre 2015 et 2023, la part des administrateurs français est passée de 92 % à 74 %, et celle des directeurs généraux français de 90 % à 82 %. Ce changement est en grande partie lié à la transformation de l’actionnariat, dominé par des fonds internationaux qui nomment des administrateurs étrangers.
Il en découle des risques multiples, tels que la perte d’influence politique : l’État français perd sa capacité à influencer les décisions des grandes entreprises françaises stratégiques. Ou la réduction de la réactivité face aux crises, les dirigeants et administrateurs étrangers, peu sensibilisés aux enjeux locaux, pouvant être amenés à prioriser des stratégies globales. L’impact sur l’emploi constitue un autre péril. La priorité accordée à la rentabilité mondiale peut conduire à des fermetures de sites en France au profit de délocalisations.
Quelles implications pour l’avenir ?
À l’horizon 2035, les perspectives sont préoccupantes. Si la dynamique actuelle se poursuit, les administrateurs français deviendront minoritaires dans les conseils d’administration des grandes entreprises françaises. Une telle évolution aurait des implications profondes :
- Affaiblissement de la souveraineté économique : Les grands groupes français deviendraient des « entreprises de nulle part », guidées par des impératifs financiers globaux.
- Perte de contrôle stratégique : L’État perdrait son pouvoir d’orientation sur des secteurs clés, notamment en matière de transition énergétique et de politique industrielle.
- Fragmentation du tissu économique national : Les fermetures de sites et les délocalisations d’emplois s’intensifieraient, accentuant la fracture territoriale en France.
Cette étude nous invite à repenser le modèle des grandes entreprises françaises cotées. Le « grand déracinement » est déjà à l’œuvre, au travers de la dilution de l’actionnariat national, de la perte d’autonomie des conseils d’administration et de l’internationalisation des dirigeants. La trajectoire est claire. Si rien n’est fait, les grandes entreprises françaises se transformeront en entités globales, sans attache forte avec la France.
L’État doit-il renforcer son contrôle sur ces entreprises ? Faut-il favoriser un « capitalisme enraciné » ? Ces questions demeurent ouvertes, mais l’urgence d’une réflexion stratégique s’impose.
Cet article est basé sur l’étude « Vers un grand déracinement ? Gouvernance et empreinte économique des entreprises françaises cotées » de Sébastien Winston, Haithem Nagati et Bertrand Valiorgue, publiée en 2024 par l’Institut Français de Gouvernement des Entreprises.